Vinicius se souvint que la maison de Linus était entourée d’un jardin derrière lequel, du côté du Tibre, se trouvait un terrain sans constructions. Cette pensée lui rendit du courage. Les flammes avaient pu s’arrêter devant cet espace vide. Dans cet espoir, il se remit à courir, bien que chaque souffle de vent apportât non plus seulement de la fumée, mais des milliers d’étincelles qui pouvaient porter le feu à l’autre bout de la ruelle et lui couper la retraite.
Enfin, à travers le rideau de fumée, il aperçut les cyprès du jardin de Linus. Déjà les maisons situées derrière le terrain vague flambaient comme des tas de bois, mais la petite insula de Linus était encore intacte. Vinicius jeta au ciel un regard reconnaissant et, bien que l’air même fût devenu incandescent, il bondit vers la porte. Elle était entrebâillée: il la poussa et se précipita à l’intérieur.
Dans le jardinet, pas une âme, et la maison semblait absolument déserte.
«Peut-être que la fumée et la chaleur leur ont fait perdre connaissance», songea Vinicius.
Et il se mit à crier:
– Lygie! Lygie!
Rien ne répondit. Dans ce silence, on ne percevait que le grondement lointain de l’incendie.
– Lygie!
Soudain parvint à ses oreilles cette voix sinistre qu’une fois déjà il avait entendue dans ce jardin. Dans l’île voisine, le feu s’était sans nul doute déclaré au vivarium proche du temple d’Esculape, et les animaux, parmi lesquels les lions, commençaient à rugir de frayeur. Vinicius frissonna des pieds à la tête. Pour la seconde fois, alors que toutes ses pensées étaient concentrées sur Lygie, résonnaient ces voix effrayantes, présage de malheur.
Mais ce fut une courte impression: le fracas de l’incendie, plus terrible encore que les rugissements des bêtes, le força bientôt à songer à autre chose. Lygie, il est vrai, n’avait pas répondu à ses appels, mais peut-être gisait-elle quelque part ici, évanouie ou étouffée par la fumée. Vinicius s’élança à l’intérieur de la maison. Le petit atrium était désert et envahi par la fumée. En cherchant à tâtons la porte qui menait aux cubicules, il aperçut la lueur vacillante d’un flambeau et, en approchant, il vit le lararium où, à la place des dieux, était une croix: sous cette croix brûlait une veilleuse. Rapide comme l’éclair, une pensée traversa l’esprit du jeune catéchumène: la croix lui envoyait cette lumière qui l’aiderait à retrouver Lygie. Il prit donc le flambeau et inspecta le premier cubicule.
Personne, là non plus. Pourtant, Vinicius était certain d’avoir retrouvé le cubicule de Lygie, car ses vêtements pendaient à des clous plantés au mur et sur le lit était posé le capitium, cette robe ajustée que les femmes portent à même le corps. Vinicius le saisit, y appuya ses lèvres et, le jetant sur son épaule, poursuivit ses recherches.
La maison étant petite, il en eut tôt visité toutes les pièces, jusqu’aux caves. Personne nulle part. Il était clair que Lygie, Linus et Ursus avaient dû, avec les autres habitants du quartier, demander leur salut à la fuite.
«Il faut les chercher dans la foule, hors des portes de la ville», se dit Vinicius.
Il ne s’était pas étonné outre mesure de ne pas les rencontrer sur la Voie du Port, car ils avaient pu sortir de la ville par le côté opposé, dans la direction de la Colline Vaticane. De toute façon, ils étaient à l’abri des flammes. Il fut alors soulagé comme d’un poids très lourd. Il savait, il est vrai, quel grand danger présentait la fuite, mais en songeant à la force surhumaine d’Ursus, il reprit espoir.
«Il faut fuir d’ici, – se disait-il, – et, par les Jardins de Domitia, atteindre les Jardins d’Agrippine. Là-bas je les retrouverai: la fumée n’y est pas suffocante, car le vent souffle des Monts Sabins.»
Le moment suprême était venu où il était forcé de songer à son propre salut, car les vagues de flammes se rapprochaient, venant de l’île, et des tourbillons de fumée obstruaient presque entièrement la ruelle. Un courant d’air éteignit le flambeau dont il s’était servi dans la maison. Vinicius gagna la rue en toute hâte et se mit à courir tant qu’il avait de forces vers la Voie du Port, par où il était venu. L’incendie semblait le poursuivre de son haleine embrasée, tantôt l’enveloppant de nuages de fumée, tantôt le couvrant d’étincelles qui lui tombaient sur les cheveux, le cou, les vêtements. Sa tunique commençait à roussir à divers endroits; mais il n’en avait cure et poursuivait sa course, dans la crainte d’être asphyxié. Il avait dans la bouche un goût de brûlé et de suie; la gorge et les poumons en feu. Le sang affluait à tel point à sa tête que, par instants, tout, la fumée elle-même, lui semblait rouge. Alors il se disait: «C’est un feu qui court: mieux vaut se laisser tomber et périr!…» La course l’avait harassé. Sa tête, son cou et ses épaules étaient inondés d’une sueur qui le brûlait comme de l’eau bouillante. Sans le nom de Lygie, qu’il répétait mentalement, et sans le capitium dont il se couvrait la bouche, il fût tombé. Quelques instants après, il était incapable de reconnaître les ruelles qu’il parcourait. Peu à peu il perdait conscience; il se rappelait seulement qu’il fallait fuir, car là-bas, en rase campagne, l’attendait Lygie, promise à lui par l’Apôtre Pierre. Et soudain l’envahit une certitude étrange, née d’une sorte de délire ressemblant à une vision d’agonie, la certitude qu’il verrait Lygie, qu’il l’épouserait et qu’il mourrait aussitôt après.
Alors il courut comme un homme ivre, titubant d’un côté de la rue à l’autre. Brusquement, un changement s’opéra dans le gigantesque brasier qui ensevelissait la ville immense. Là où jusqu’alors le feu avait seulement couvé, tout éclata soudain en une mer de flammes, car le vent avait cessé d’apporter de nouveaux tourbillons de fumée, et ceux qui s’étaient amassés dans les petites rues avaient été dispersés par le souffle furieux de l’air embrasé. Ce souffle projetait devant lui des milliers d’étincelles, si bien que Vinicius courait au milieu d’un nuage de feu. Par contre, il pouvait mieux voir et, sur le point de tomber, il put apercevoir l’issue de la ruelle, ce qui lui rendit des forces. Ayant tourné l’angle, il se trouva dans une rue qui conduisait à la Voie du Port et au Champ Codetan. Les étincelles ne le harcelaient plus. Il comprit que s’il pouvait atteindre la Voie du Port, il serait sauvé, quand même il tomberait là inanimé.
Un nuage voilait l’issue de la rue: «Si c’est de la fumée, – pensa-t-il, – alors je ne sortirai pas.» Il eut un élan de ses dernières forces. En chemin, il jeta sa tunique, qui commençait à le brûler comme une tunique de Nessus, et continua sa course, tout nu, ayant seulement sur la tête et sur la bouche le capitium de Lygie. De plus près il reconnut que ce qu’il avait pris pour de la fumée était un nuage de poussière d’où s’échappaient des voix et des cris humains.
«La canaille pille les maisons», songea-t-il.
Néanmoins, il courut du côté de ces voix. Il y avait là, quand même, des hommes qui pourraient lui venir en aide. Dans cet espoir, il se mit à crier de toutes ses forces, implorant du secours. C’était là le suprême effort: le voile devint plus rouge encore devant ses yeux, ses poumons manquèrent d’air, ses forces l’abandonnèrent, et il tomba.
Cependant, on l’avait entendu, ou plutôt aperçu, et deux hommes accoururent avec des gourdes d’eau. Vinicius en saisit une dans ses mains et la vida à moitié.
– Merci, – dit-il, – remettez-moi sur mes jambes, j’irai plus loin tout seul.
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