– Voilà! le feu est derrière nous, et maintenant il nous rôtit le dos. Jamais encore, sur cette route, il n’a fait aussi clair la nuit. Ô Zeus, si tu n’envoies pas une ondée sur cet incendie, c’est sûrement que tu n’aimes plus Rome! Car nulle puissance humaine n’éteindra ce feu. Et c’est la ville devant laquelle s’inclinaient la Grèce et le monde entier! Maintenant, dans ses cendres, le premier Grec venu pourra griller ses fèves! Qui eût pu le prévoir!… Et il n’y aura plus ni de Rome, ni de seigneurs romains… Et ceux à qui il prendra fantaisie de se promener parmi les décombres refroidis et de siffloter, pourront siffloter à l’aise! Dieux immortels! Siffloter sur une ville qui commandait à l’univers! Qui des Grecs, qui des Barbares l’eût jamais rêvé?… Et pourtant on pourra siffloter. Car un monceau de cendres, qu’il provienne d’un feu de bergers ou d’une cité illustre, n’est jamais qu’un monceau de cendres. Et tôt ou tard le vent le disséminera.
Tout en parlant, il se retournait parfois vers l’incendie et contemplait, une joie mauvaise sur le visage, les vagues des flammes; puis il continuait:
– Elle croule! elle croule! Et bientôt elle aura disparu de la face de la terre. Où donc à présent l’univers expédiera-t-il son blé, son huile, sa monnaie? Qui donc lui exprimera de l’or et des larmes? Le marbre ne brûle point, mais il s’effrite à la flamme. Le Capitole tombera en ruine, le Palatin aussi! Ô Zeus! Rome était le pasteur, les autres peuples les brebis. Quand le pasteur avait faim, il égorgeait une de ses ouailles, en mangeait la viande et t’en offrait, à toi, Père des dieux, la peau. Qui donc, Maître des nuées, égorgera maintenant les brebis? Aux mains de qui mettras-tu le fouet du pasteur? Rome brûle, ô Père, aussi bien que si toi-même l’avais embrasé de tes foudres!
– Avance donc! – le pressait Vinicius. – Que fais-tu là-bas?
– Je pleure sur Rome, seigneur, – répondit Chilon. – Une ville si olympienne!…
Quelque temps ils cheminèrent sans rien dire, attentifs au sifflement des flammes et aux bruits d’ailes des oiseaux. Des pigeons qui nichaient nombreux auprès des villas et dans les bourgades de la Campanie, et des oiseaux de toute espèce venus des bords de la mer et des montagnes circonvoisines, devaient prendre la clarté de l’incendie pour la lumière du soleil et accouraient en nuées, aveuglément, vers le feu.
Vinicius rompit le premier le silence.
– Où étais-tu quand l’incendie a éclaté?
– J’allais, seigneur, chez mon ami Euricius, qui tenait boutique aux alentours du grand Cirque, et justement j’étais en train de méditer sur la doctrine du Christ, quand on s’est mis à crier au feu. Des gens s’étaient réunis près du Cirque, les uns pour se mettre à l’abri, les autres par curiosité; mais quand le feu eût enveloppé le bâtiment et se fût déclaré bientôt à d’autres endroits, il me fallut bien songer aussi à me sauver.
– As-tu vu des gens jeter des torches dans les maisons?
– Que n’ai-je pas vu, petit-fils d’Énée? J’ai vu des hommes qui, le glaive au poing, se frayaient un passage dans la cohue; j’ai vu des batailles, et, sur les pavés, les pieds écrasaient des boyaux humains. Ah! seigneur, si tu avais vu cela, tu aurais pensé que les Barbares avaient pris d’assaut la ville et massacraient. Autour de moi, des gens criaient que c’était la fin du monde; les uns, perdant la tête, ne songeaient même pas à fuir et, stupides, attendaient d’être enveloppés par le feu; d’autres étaient devenus fous, hurlaient de désespoir. Mais j’en ai vu aussi qui hurlaient de joie; car il y a de par le monde, seigneur, bien des méchantes gens qui sont incapables d’apprécier les bienfaits de votre clémente domination, et de ces justes lois qui vous permettent de prendre tout à tous pour vous l’approprier! Les hommes ne savent point se soumettre à la volonté des dieux!
Vinicius était trop profondément plongé dans ses réflexions pour remarquer l’ironie de ces paroles. Il sentit passer en lui un frisson de terreur à la seule pensée que Lygie avait pu se trouver au milieu de ce désarroi, dans ces rues sinistres, où l’on piétinait sur des boyaux humains. Et bien qu’il eût dix fois déjà questionné Chilon sur tout ce que celui-ci pouvait savoir, le jeune tribun se tourna encore vers lui.
– Et tu les as vus à l’Ostrianum, de tes propres yeux?
– Je les ai vus, fils de Vénus; j’ai vu la vierge, le bon Lygien, saint Linus et l’Apôtre Pierre.
– Avant l’incendie?
– Avant l’incendie, ô Mithra!
Mais un soupçon pointa dans l’âme de Vinicius: Chilon mentait peut-être? Arrêtant sa mule, il jeta au vieux Grec un regard sévère:
– Que faisais-tu là-bas?
Chilon se troubla. Comme beaucoup d’autres, il jugeait que la destruction de Rome impliquait la fin de la domination romaine. Mais, en ce moment, il était seul avec Vinicius; il se remémora les terribles menaces avec lesquelles ce dernier lui avait interdit d’espionner les chrétiens, et spécialement Linus et Lygie.
– Seigneur, – dit-il, – pourquoi ne veux-tu pas croire que je les aime? Oui, j’ai été à l’Ostrianum parce que je suis déjà à demi chrétien. Pyrrhon m’a appris à préférer la vertu à la philosophie, et je m’attache de plus en plus aux gens vertueux. En outre, seigneur, je suis pauvre et pendant ton séjour à Antium, ô Jupiter, il m’est arrivé souvent de mourir de faim sur mes livres. Je m’asseyais alors sous le mur de l’Ostrianum, car, si pauvres que soient les chrétiens, ils distribuent plus d’aumônes que tous les habitants de Rome pris ensemble.
Cette raison parut suffire à Vinicius, qui demanda d’une voix moins sévère:
– Et tu ne sais pas où Linus s’est logé pour ces quelques jours?
– Une fois, seigneur, tu m’as puni, puni cruellement de ma curiosité, – répliqua le Grec.
Vinicius se tut et ils poursuivirent leur route.
– Seigneur, – reprit Chilon, – sans moi tu ne retrouverais pas la jeune fille; si tu la retrouves, tu n’oublieras pas un sage dans le besoin!
– Je te donnerai une maison avec une vigne, près d’Ameriola, – répondit Vinicius.
– Ah! merci, Hercule. Avec un enclos de vigne? Merci! Oui! oui! avec une vigne!
Maintenant ils dépassaient les collines du Vatican, toutes rouges dans les lueurs de l’incendie. Ils tournèrent à droite, derrière la Naumachie, car ils voulaient, après le Champ Vatican, se rapprocher du fleuve, le traverser et se diriger vers la Porte Flaminienne. Soudain, Chilon arrêta sa mule.
– Seigneur! Voici une bonne idée!
– Parle.
– Entre la colline du Janicule et celle du Vatican, derrière les Jardins d’Agrippa, se trouvent des carrières d’où l’on a extrait de la pierre et du sable pour la construction du Cirque de Néron. Alors, écoute-moi, Seigneur: En ces derniers temps, les Juifs, – tu sais combien ils sont nombreux dans le Transtévère, – se sont mis à persécuter les chrétiens. Tu te souviens que, déjà sous le divin Claude, ils ont provoqué de tels désordres que César fut obligé de les chasser de Rome. Maintenant qu’ils sont revenus et que, grâce à la protection de l’Augusta, ils se sentent en sûreté, ils redoublent de cruauté envers les chrétiens. Je le sais, je l’ai vu! Aucun édit n’a encore été proclamé contre les chrétiens; mais les Juifs les accusent auprès du préfet de la ville d’égorger les enfants, d’adorer un âne, de propager une doctrine non reconnue par le Sénat. Ils les assomment et attaquent leurs maisons à coups de pierre avec tant de fureur que les chrétiens se cachent devant eux.
– Où veux-tu en venir?
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