L’un d’eux lui versa de l’eau sur la tête et tous deux le portèrent vers leurs camarades. On l’entoura, lui demandant s’il n’avait pas reçu un coup trop grave. Cette sollicitude étonna Vinicius.
– Hommes, qui êtes-vous donc? – questionna-t-il.
– Nous démolissons les maisons pour que l’incendie ne puisse atteindre la Voie du Port, – répondit l’un des travailleurs.
– Vous m’avez secouru. Je vous remercie.
– Nous ne pouvons refuser de l’aide à notre prochain, – repartirent des voix.
Alors, Vinicius, qui ne voyait depuis le matin que hordes féroces, rixes et pillage, regarda avec attention les visages qui l’entouraient et dit:
– Soyez récompensés par… le Christ.
– Gloire à son nom! – s’écrièrent-ils en chœur.
– Et Linus?… – interrogea Vinicius.
Mais il n’entendit pas la réponse, car, épuisé par les efforts qu’il avait faits, il s’évanouit d’émotion. En revenant à lui, il se trouva dans un jardin du Champ Codetan, entouré de femmes et d’hommes, et ses premières paroles furent:
– Où est Linus?
D’abord, il n’y eut pas de réponse; puis une voix connue de Vinicius dit:
– Il est en dehors de la Porte Nomentane; il est parti pour l’Ostrianum… depuis deux jours… Paix à toi, roi des Perses.
Vinicius se souleva, puis se rassit, étonné de voir Chilon.
Le Grec reprit:
– Ta maison, seigneur, est sans doute en cendres, car les Carines sont en flammes; mais tu seras toujours riche comme Midas. Quel malheur! Les chrétiens, ô fils de Sérapis, prophétisaient depuis longtemps que le feu détruirait cette ville… Et Linus est dans l’Ostrianum avec la fille de Jupiter… Quel malheur a frappé cette ville!
Vinicius se sentit de nouveau défaillir.
– Tu les as vus? – demanda-t-il.
– Je les ai vus, seigneur!… Grâces soient rendues au Christ et à tous les dieux si j’ai pu payer tes bienfaits par une bonne nouvelle. Mais, divin Osiris, je te les revaudrai, je te le jure par Rome en flammes.
Le soir descendait sur la terre; mais dans le jardin il faisait clair comme en plein jour, car l’incendie avait encore augmenté. On eût dit que, non pas des quartiers isolés brûlaient, mais la ville entière, dans sa longueur et dans sa largeur. Tout ce que le regard pouvait embrasser du ciel était rouge et, sur le monde, s’étendait une nuit rouge.
L’incendie de la ville avait tellement embrasé le ciel qu’on n’en distinguait plus les limites.
Derrière les collines surgit la pleine lune, énorme, et qui, prenant soudain les tons du cuivre en fusion, sembla considérer avec étonnement la ruine de la puissante cité. Dans les abîmes empourprés du ciel scintillaient des étoiles également empourprées, et à l’encontre des nuits ordinaires, la terre était plus éclairée que le ciel. Rome, tel un immense brasier, illuminait toute la Campanie. À la clarté sanglante se dessinaient les collines lointaines, les maisons, les villas, les temples et les monuments; les aqueducs, qui de toutes les hauteurs environnantes descendaient vers la ville, fourmillaient de gens accourus là pour y chercher un refuge ou pour contempler l’incendie.
Cependant, le terrible élément submergeait les quartiers l’un après l’autre. Il n’était pas douteux qu’il fût aidé par des mains criminelles, car à tout instant éclataient de nouveaux incendies, même à une grande distance du foyer principal. Des collines où s’édifiait la ville, les flammes, ainsi que les vagues de la mer, refluaient vers les vallées où se dressaient en nombre les bâtisses de cinq ou six étages, sur les rues bordées de baraques et de boutiques, d’amphithéâtres mobiles en planches édifiés au hasard de spectacles divers, de magasins de bois, d’huile, de blé, de noix, de pommes de pin, dont la graine servait de nourriture aux indigents, et de vêtements qu’à certains moments les Césars distribuaient à la plèbe qui nichait dans les ruelles étroites. Et là, l’incendie, trouvant un aliment dans les matières inflammables, se transformait en une série d’explosions successives et, avec une rapidité inouïe, enveloppait des rues entières. Les gens qui campaient hors de la ville et ceux qui s’étaient installés sur les aqueducs reconnaissaient, à la coloration des flammes, la nature du combustible. Des trombes d’air faisaient jaillir du gouffre des milliers de coquilles incandescentes de noix et d’amandes, projetées vers le ciel ainsi que des papillons lumineux et qui éclataient en crépitant, ou, poussées par le vent, tombaient sur de nouveaux quartiers, sur les aqueducs ou sur les champs qui entouraient la ville. Toute idée de salut semblait insensée. La confusion croissait d’heure en heure et, tandis que la population de Rome fuyait par toutes les portes, les gens des environs, habitants des bourgs, paysans et bergers à demi sauvages de la Campanie, se ruaient, alléchés par l’incendie et séduits par l’espoir du butin.
Le cri: «Rome brûle!» se répercutait sans arrêt dans la foule. Or, la ruine de la ville semblait être alors la fin de sa puissance et la disparition de tous les liens groupant ces peuples nombreux en une seule nation. La foule, composée en majeure partie d’esclaves et d’étrangers, n’était pas intéressée à la domination romaine: au contraire, la catastrophe pouvait la libérer de ses entraves et déjà, çà et là, elle prenait une attitude menaçante. Partout régnaient le pillage et la violence. Il semblait que seul le spectacle de la ville en feu retardât le carnage. Des centaines de milliers d’esclaves, oubliant que Rome ne possédait pas seulement des temples et des murs, mais encore près de cinquante légions de par le monde, semblaient n’attendre qu’un signal et un chef; on chuchotait le nom de Spartacus, mais aucun Spartacus ne se présentait. En revanche, les citoyens romains se groupaient et s’armaient de tout ce qu’ils trouvaient.
Les plus fantastiques rumeurs circulaient. D’aucuns affirmaient que Vulcain, sur l’ordre de Zeus, avait déchaîné les flammes souterraines; d’autres que Vesta vengeait l’outrage fait à Rubria; d’autres encore, négligeant de sauver leurs biens, assiégeaient les temples et invoquaient les dieux. Mais la plupart répétaient que c’était César qui avait donné l’ordre d’incendier Rome pour se délivrer des odeurs incommodantes de Suburre, et aussi pour faire place nette à une cité nouvelle qui s’appellerait Néronia. À cette idée, la foule devenait furieuse et si, comme le pensait Vinicius, il s’était trouvé un chef pour profiter de cette explosion de colère, les derniers moments de Néron fussent arrivés quelques années plus tôt.
On disait aussi que César était devenu fou, qu’il prescrivait aux prétoriens et aux gladiateurs d’attaquer le peuple et d’organiser un carnage général. Certains juraient leurs grands dieux qu’Ahénobarbe avait fait lâcher les bêtes de tous les vivaria, que les rues étaient pleines de lions aux crinières en feu, d’éléphants fous d’épouvante, et de bisons qui écrasaient les hommes par dizaines; racontars qui contenaient une part de vérité, car, en plusieurs endroits, les éléphants, pour échapper à l’incendie, avaient démoli les vivaria et, libres, se ruaient comme une trombe, anéantissant tout sur leur passage.
La rumeur publique affirmait que plus de dix mille personnes avaient péri dans les flammes. Les victimes étaient, en effet, nombreuses. Il en est qui, ayant perdu leurs biens ou des êtres chers, se précipitaient volontairement dans le feu. D’autres étaient asphyxiés par la fumée. Au milieu de la ville, entre le Capitole d’un côté, le Quirinal, le Viminal et l’Esquilin de l’autre, ainsi qu’entre le Palatin et la colline de Cælius, où se trouvaient les rues les plus populeuses, l’incendie avait éclaté sur tant de points à la fois que les fuyards, quelque direction qu’ils prissent, trouvaient toujours devant eux un mur de flammes et périssaient d’une mort horrible dans ce déluge de feu.
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