Et il parla d’une voix douce et émue:
– Tu seras l’âme de mon âme et tu seras mon bien le plus précieux. Nos cœurs battront à l’unisson, notre prière sera la même, la même notre reconnaissance envers le Christ. Ô ma bien-aimée, vivre ensemble, adorer ensemble le doux Seigneur et savoir qu’après la mort nos yeux s’ouvriront encore, ainsi qu’après un rêve heureux, à une nouvelle lumière! Que souhaiter de plus?… Et je m’étonne seulement de ne pas l’avoir compris plus tôt. Sais-tu ce que je pense aujourd’hui? C’est que personne ne résistera à cette doctrine. Dans deux ou trois cents ans, elle sera acceptée de l’univers entier. Les hommes oublieront Jupiter, oublieront les autres dieux, et le Christ seul subsistera, et il n’y aura que des temples chrétiens. Qui donc repousserait son propre bonheur? Ah! oui, j’ai assisté à un entretien de Paul avec Pétrone, et sais-tu ce que ce dernier a fini par dire? Il a répondu: «Tout cela n’est pas pour moi.» Et il n’a pas trouvé d’autre réponse.
– Répète-moi les paroles de Paul, – demanda Lygie.
– C’était chez moi, un soir. Pétrone se mit à parler avec négligence et en plaisantant, comme il en a l’habitude, et alors Paul lui dit: «Comment, toi, sage Pétrone, peux-tu nier l’existence du Christ et sa résurrection d’entre les morts, puisque tu n’étais pas né alors et que Pierre et Jean l’ont vu, et que moi je l’ai rencontré sur le chemin de Damas? Que ta sagesse nous démontre donc que nous sommes des menteurs, et seulement alors tu contesteras notre témoignage.» Pétrone répondit qu’il ne songeait pas à la contester, car, il le savait, bien des choses incompréhensibles s’accomplissent, qui cependant sont attestées par des hommes dignes de foi. «Mais, – ajouta-t-il, – la révélation de quelque dieu étranger est une chose, et reconnaître sa doctrine en est une autre. Je ne veux rien connaître, – fit-il, – de ce qui pourrait gâter ma vie et en détruire la beauté. Il ne s’agit pas de savoir si nos dieux sont véritables, mais qu’ils sont beaux, et que, grâce à eux, nous pouvons vivre gaiement et sans soucis.» Alors, Paul lui répondit: «Tu repousses la doctrine d’amour, de justice et de miséricorde, par crainte des soucis de la vie; mais, songes-y, Pétrone: votre existence est-elle réellement exempte de soucis? Toi, seigneur, de même que le plus riche, le plus puissant, tous vous ignorez, en vous endormant le soir, si vous ne serez pas réveillés par un arrêt de mort. Dis-moi: si César professait une doctrine qui enseigne l’amour et la justice, ton bonheur n’en serait-il pas plus certain? Tu crains pour tes joies; mais alors l’existence ne serait-elle pas plus joyeuse? Quant aux plaisirs de la vie et de l’art, et étant donné que vous avez édifié tant de temples et de magnifiques statues en l’honneur de divinités méchantes, vengeresses, perverties et changeantes, que ne feriez-vous pas en l’honneur du Dieu unique d’amour et de vérité? Tu es satisfait de ton sort parce que tu es puissant et riche; mais tu aurais pu être pauvre et abandonné, et alors mieux vaudrait pour toi que les hommes reconnussent le Christ. Dans votre ville, on voit des parents, même fortunés, exiler les enfants du foyer pour s’éviter la peine de les élever. On appelle ces enfants des alumnæ , et toi, seigneur, tu aurais pu être alumna. Cela ne pouvait t’arriver si tes parents vivaient suivant notre doctrine. Si, parvenu à l’âge viril, tu eusses épousé la femme que tu aimais, tu eusses voulu qu’elle te restât fidèle jusqu’à la mort. Or, vois ce qui se passe chez vous: que de hontes, que d’opprobres, que de mépris pour la fidélité conjugale! Vous vous étonnez vous-mêmes de rencontrer une de ces femmes que vous appelez univira . Et moi, je te dis que celles qui porteront le Christ dans leur cœur ne violeront point la promesse de fidélité à leur mari, de même que les maris chrétiens demeureront fidèles à leur femme. Mais vous n’êtes sûrs ni de vos maîtres, ni de vos pères, ni de vos femmes, ni de vos enfants, ni de vos serviteurs. L’univers tremble devant vous et vous tremblez devant vos esclaves, car vous savez qu’à tout instant ils peuvent se venger de votre joug d’une façon terrible, comme ils l’ont fait déjà plus d’une fois. Tu es riche, et tu ignores si demain on ne t’ordonnera pas de restituer tes richesses; tu es jeune, et peut-être que demain il te faudra mourir; tu aimes, mais la trahison te guette; tu tiens à tes villas et à tes statues, et demain tu pourrais être exilé à Pendataria; tu as des milliers d’esclaves: demain ils pourraient t’égorger. S’il en est ainsi, comment pouvez-vous être tranquilles, heureux, et vivre dans la joie? Et moi, je prêche l’amour, j’enseigne la doctrine qui ordonne aux supérieurs d’aimer leurs inférieurs, aux maîtres d’aimer leurs esclaves, aux esclaves de servir par affection; cette doctrine répand la justice et la miséricorde, et enfin, elle promet le bonheur, vaste comme la mer. Alors, comment, toi, Pétrone, peux-tu dire qu’elle gâte la vie, puisqu’elle la redresse, et que toi-même tu serais cent fois plus heureux et plus tranquille si elle s’étendait sur l’univers, comme s’y est étendue votre puissance romaine?»
Ainsi parlait Paul, et Pétrone de répondre: «Tout cela n’est pas pour moi.» Et, feignant d’avoir sommeil, il sortit, non sans toutefois ajouter: «Je préfère mon Eunice à ta doctrine, Hébreu, mais cependant je ne voudrais pas discuter avec toi en public.» Pour moi, j’écoutais Paul de Tarse de toute mon âme, surtout quand il parlait de nos épouses, et je glorifiais de tout mon cœur la doctrine dont tu es née, comme le printemps fait naître les lis. Et je songeais: Voici Poppée qui a abandonné deux maris pour Néron, voici Calvia, Crispinilla, Nigidia, presque toutes celles que je connais, sauf Pomponia, qui trafiquent de leur fidélité et de leurs devoirs. Une seule, mon unique Lygie, ne me quittera pas, ne me trahira pas, ne laissera pas s’éteindre mon foyer, quand même tous mes espoirs me trahiraient et me tromperaient. Je te disais du fond de mon âme: Comment te prouver ma reconnaissance autrement que par l’amour et par le respect? Sentais-tu que là-bas, à Antium, je m’entretenais avec toi toujours, sans trêve, comme si tu avais été près de moi? Je t’aime cent fois plus parce que tu m’as fui dans le palais de César. Je n’en veux pas non plus, de ses palais, de son luxe, de ses chants. Je ne veux que toi! Dis un mot, et nous quittons Rome pour aller nous fixer quelque part, au loin.
Et elle, tenant toujours sa tête sur l’épaule de son fiancé, releva ses yeux rêveurs vers la cime argentée des cyprès et répondit:
– Bien, Marcus. Dans ta lettre, tu m’as parlé de la Sicile. C ’est là que les Aulus iront aussi pour y couler leurs vieux jours…
Vinicius l’interrompit avec joie:
– Oui, mon aimée. Nos terres sont voisines. C’est là un merveilleux rivage où le climat est plus doux encore, les nuits plus sereines et plus parfumées qu’à Rome… Là-bas, la vie et le bonheur ne font qu’un.
Il se mit à rêver à l’avenir.
– Là-bas, on peut oublier tous les soucis. Nous nous promènerons dans les bois d’oliviers et nous nous reposerons à leur ombre, ô ma Lygie! Quelle vie ce sera pour nous de nous sentir apaisés, de nous aimer, de contempler le ciel et la mer, de vénérer un Dieu de miséricorde, de faire du bien autour de nous et de distribuer la justice, et tout cela dans un calme profond!
Devant cette perspective de l’avenir, ils se turent. De plus en plus, Vinicius serrait contre lui Lygie, de sa main où brillait, à la clarté de la lune, son anneau de chevalier. Dans le quartier, habité par une pauvre population de travailleurs, tout dormait et aucun bruit ne venait troubler le silence.
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