«Pétrone a des craintes en ce qui me concerne et aujourd’hui encore il me suppliait de ne pas irriter l’amour-propre de l’Augusta. Mais Pétrone ne me comprend plus et il ne sait pas qu’en dehors de toi il n’y a pour moi ni plaisir, ni beauté, ni amour, et que Poppée ne m’inspire que répulsion et mépris. Tu as déjà si bien transformé mon âme que je ne saurais plus reprendre mon ancien genre de vie. Mais je ne crains pas qu’il m’arrive rien de fâcheux ici. Poppée ne m’aime pas: elle est incapable d’aimer qui que ce soit et ses caprices ne sont inspirés que par sa colère contre César, qui subit encore son influence et peut-être tient encore à elle, mais qui ne la ménage plus et ne cache plus sa licence devant elle.
«Il est d’ailleurs autre chose qui devra te rassurer. Lors de mon départ, Pierre m’a dit de ne pas redouter César, car pas un cheveu ne tomberait de ma tête, et j’ai foi en lui. Une voix intérieure me dit que chacune de ses paroles doit s’accomplir, et comme il a béni notre amour, ni César, ni toutes les puissances du Hadès, ni même le Destin, ne pourront t’arracher à moi, ô Lygie! Cette pensée me comble de bonheur comme si j’étais dans ce ciel qui seul est heureux et calme. Mais toi, chrétienne, ce que je dis du Ciel et du Destin t’offense peut-être? En ce cas, pardonne-moi, car mon péché est involontaire. Je ne suis pas encore purifié par le baptême, mais mon cœur est comme un vase vide que Paul de Tarse doit remplir d’une foi d’autant plus bienfaisante qu’elle est la tienne. Compte-moi comme un mérite, ma divine, au moins d’avoir vidé ce vase de ce qu’il contenait jusqu’ici et d’attendre qu’il se remplisse avec la même impatience que le fait un homme qui a soif, en présence d’une source pure. Tu peux m’en rendre grâces.
«À Antium, je passerai mes jours et mes nuits à écouter Paul qui, dès le début de notre voyage, a acquis sur mes hommes une telle influence qu’ils ne le quittent plus, voyant en lui non seulement un thaumaturge, mais un être quasi surhumain. Hier, lisant la joie sur son visage, je lui demandai ce qu’il faisait, il me répondit: «Je sème.»
«Pétrone sait que Paul demeure chez moi et il désire le voir, ainsi que Sénèque, qui a entendu parler de lui par Gallon. Mais voici déjà que les étoiles pâlissent, ô ma Lygie! et que la matinale Lucifer scintille de plus en plus. Bientôt l’aube va roser la mer. Tout dort autour de moi: seul, je veille, je pense à toi et je t’aime. En même temps que je salue l’aurore, je te salue, ô ma fiancée!»
VINICIUS À LYGIE:
«Es-tu allée quelquefois à Antium avec les Aulus, ma chère? Si non, ce sera pour moi un bonheur de te montrer quelque jour cette ville. Déjà, depuis Laurentum, les villas se succèdent tout le long de la côte et Antium même n’est qu’une suite ininterrompue de palais et de portiques dont les colonnes se mirent dans l’eau. J’ai là, tout près du bord, un refuge, avec un bois d’oliviers et de cyprès qui s’étend derrière la villa; et quand je me dis qu’un jour cette habitation sera tienne, ses marbres me semblent plus beaux, ses jardins plus ombreux, et la mer plus azurée. Ô Lygie! qu’il fait bon vivre et aimer! Le vieux Méniclès, mon intendant, a planté dans les prairies, sous les myrtes, des buissons entiers d’iris, et quand je les vois je pense à l’insula des Aulus, à votre impluvium, à votre jardin, où je m’asseyais près de toi. Ces iris te rappelleront la maison familiale; aussi je suis certain que tu aimeras Antium et cette villa.
«Dès notre arrivée ici, Paul et moi avons longuement causé, tout en prenant notre repas. Nous avons parlé de toi, puis il a commencé à m’instruire; je l’écoutais avec plaisir et je te dirai que, si même je savais écrire comme Pétrone, je ne saurais t’exprimer ni ce que pensait mon esprit, ni ce que ressentait mon âme. Je ne soupçonnais pas que sur terre il pût exister tant de bonheur, de beauté, de sérénité, ignorés des hommes jusqu’à ce jour. Mais je réserve tout cela pour mes entretiens avec toi, dès que je serai libre d’aller à Rome.
«Dis-moi comment il peut exister en même temps sur cette terre des hommes comme l’apôtre Pierre, comme Paul de Tarse et comme César. Je te le demande parce qu’après avoir entendu l’enseignement de Paul, j’ai passé ma soirée chez Néron. Or, voici ce que j’y ai entendu. D’abord, il nous a lu son poème sur l’incendie de Troie, tout en se plaignant de n’avoir jamais vu une ville en feu. Il enviait Priam, estimant celui-ci heureux d’avoir pu assister à l’incendie et à la ruine de sa ville natale. Et Tigellin lui répondit: «Dis un mot, divin, je prends une torche et, avant que finisse la nuit, tu pourras voir Antium en flammes.» Mais César le traita d’imbécile. «Où donc alors irais-je respirer l’air de la mer et soigner cette voix qui est un don des dieux et que l’on me supplie de ménager pour le bonheur des humains? N’est-ce pas Rome qui m’est nuisible et mes enrouements ne proviennent-ils pas des émanations fétides de Suburre et de l’Esquilin? Rome en flammes n’offrirait-elle pas un spectacle cent fois plus grandiose et plus tragique qu’Antium?» Et tous se mirent à évoquer la tragédie que présenterait le spectacle de cette ville, maîtresse du monde, si elle n’était plus qu’un monceau de cendres grises. César déclara qu’alors son poème surpasserait les chants d’Homère; puis il se complut à dire quelle merveilleuse cité il reconstruirait et combien les siècles futurs s’étonneraient de son œuvre, devant laquelle pâliraient toutes les autres œuvres humaines. Ivres, les convives hurlaient: «Fais-le! fais-le!» Mais lui leur répondit: «Il me faudrait des amis plus fidèles et plus dévoués.» J’avoue que ces propos m’ont d’abord inquiété, car tu es à Rome, toi, carissima! À présent, je ris moi-même de ces craintes: César et les augustans, pour si fous qu’ils soient, ne commettraient pas une telle folie. Cependant, vois comme on tremble pour ce qu’on aime: je préférerais que la maison de Linus ne fût pas située dans une ruelle aussi étroite du Transtévère, c’est-à-dire dans cette partie de la ville, habitée par une populace aussi exotique et dont on ne se préoccuperait guère en semblable occurrence. À mon gré, les palais du Palatin seraient encore indignes de toi; je désire tant que tu ne manques pas de ce confort auquel tu es habituée. Va donc habiter la maison des Aulus, ma Lygie. J’y ai beaucoup songé. Si César était à Rome, peut-être que, par les esclaves, la nouvelle de ton retour arriverait jusqu’au Palatin, attirerait sur toi l’attention et t’exposerait à des persécutions pour avoir osé agir contre la volonté impériale. Mais Néron séjournera longtemps à Antium et, quand il reviendra, on aura cessé depuis longtemps de parler de tout cela. Linus et Ursus peuvent rester avec toi. D’ailleurs, je vis de l’espoir qu’avant que le Palatin ait revu César, toi, ma divine, tu habiteras dans la maison qui sera tienne, aux Carines. Bénis seront alors le jour, l’heure, la minute où tu passeras mon seuil, et si le Christ m’exauce, lui que j’apprends à connaître, que son nom aussi soit béni! Je le servirai et je donnerai pour lui ma vie et mon sang. Je m’exprime mal: tous deux nous le servirons tant que le fil de nos jours n’aura pas été tranché. Je t’aime et te salue de toute mon âme.»
Ursus puisait de l’eau à la citerne et, tandis qu’il tirait les doubles amphores attachées à la corde, il fredonnait une mélodieuse chanson lygienne. Les yeux rayonnants de joie, il contemplait Lygie et Vinicius, tels de blanches statues, parmi les cyprès du jardin de Linus. Nulle brise ne venait agiter leurs vêtements. Une pénombre dorée et violette régnait dans le jardin et, dans le calme du couchant, ils causaient en se tenant par la main.
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