– N’as-tu rien à craindre de fâcheux, Marcus, pour avoir quitté Antium à l’insu de César? – demanda Lygie.
– Rien, ma chérie, – répondit Vinicius. – César a annoncé qu’il resterait enfermé pendant deux jours avec Terpnos pour composer de nouveaux chants. Cela lui est arrivé souvent déjà, et alors il oublie tout le reste. D’ailleurs, que m’importe César, puisque je suis auprès de toi et que je te regarde? Je languissais trop de toi, et pendant ces dernières nuits je n’ai même pu dormir. Parfois, je m’assoupissais de fatigue; mais je me réveillais aussitôt avec la sensation qu’un danger te menaçait, ou bien je rêvais qu’on m’avait amené les chevaux qui devaient me conduire d’Antium ici et grâce auxquels, en effet, j’ai franchi cette distance avec une vitesse que n’atteindrait jamais aucun courrier de César. Je n’aurais pu vivre plus longtemps sans toi. Je t’aime tant, ma chérie, ma très adorée!
– Je savais que tu viendrais. J’ai envoyé deux fois Ursus aux Carines pour savoir de tes nouvelles. Linus s’est moqué de moi et Ursus aussi.
On pouvait en effet constater qu’elle l’attendait, à ce que, au lieu du vêtement sombre qu’elle portait d’habitude, elle avait mis une stole blanche d’étoffe fine, d’où émergeaient ses épaules ainsi que des primevères de la neige. Quelques anémones roses ornaient ses cheveux.
Vinicius prit la main de la jeune fille et la pressa contre ses lèvres; ils s’assirent sur un banc de pierre au milieu des aubépines et contemplèrent en silence les derniers rayons du soleil couchant qui se reflétaient dans leurs yeux.
Et peu à peu, ils furent envahis eux aussi par la paix du soir.
– Quel calme et que le monde est beau! – murmura Vinicius à mi-voix. – Comme la nuit descend douce et magnifique! Je me sens heureux comme jamais je ne le fus de ma vie! Dis-moi, Lygie, d’où cela te vient-il? Jamais je n’aurais cru qu’il pût exister un pareil amour. Où je ne voyais que du feu dans les veines et une passion furieuse, je comprends maintenant qu’on peut aimer avec chaque goutte de son sang, avec chaque souffle, et sentir en même temps un calme immense et doux, comme si l’âme était bercée à la fois par le Sommeil et par la Mort. C ’est tout nouveau pour moi. Je regarde ces arbres immobiles, et il me semble que leur calme est descendu en moi. Aujourd’hui seulement je comprends qu’il peut exister un bonheur insoupçonné; aujourd’hui je comprends pourquoi toi et Pomponia Græcina paraissez si sereines… Oui!… ce bonheur, c’est le Christ qui vous le donne.
Elle lui posa sa tête merveilleuse sur l’épaule:
– Mon Marcus bien-aimé…
Elle ne put en dire davantage. La joie, la reconnaissance, la pensée qu’elle avait maintenant le droit de l’aimer, avaient éteint sa voix et rempli ses yeux de larmes. Vinicius, entourant sa taille svelte, la serra contre lui:
– Lygie, béni soit l’instant où, pour la première fois, j’ai entendu Son nom!
Elle répondit à voix basse:
– Je t’aime, Marcus!
Puis ils gardèrent un instant le silence, trop émus pour parler. Les derniers reflets violacés s’éteignirent sur les cyprès; le croissant de la lune apparut et argenta les arbres.
Enfin, Vinicius se remit à parler:
– Je sais… À peine étais-je entré, à peine avais-je baisé tes mains chéries que je lus dans tes yeux cette question: «Es-tu pénétré de la doctrine divine que je confesse, es-tu baptisé?» Non, je ne suis pas encore baptisé, mais en voici la raison, ô ma fleur! Paul m’a dit: «Je t’ai convaincu que Dieu était venu sur terre et s’était laissé crucifier pour notre salut; mais c’est Pierre qui le premier a étendu la main sur toi et t’a béni. Que ce soit donc lui qui te purifie à la source de grâce.» En outre, je veux que toi, ma chérie, tu assistes à mon baptême et que Pomponia m’y tienne lieu de mère. Voilà pourquoi je ne suis pas encore baptisé, bien que je croie en Notre Sauveur et en Sa douce doctrine. Paul m’a convaincu, m’a converti, et comment pourrait-il en être autrement? Comment ne pas croire que le Christ est venu sur la terre, quand Pierre le dit, lui son disciple, et Paul, à qui Il est apparu? Comment ne croirais-je pas qu’Il était Dieu, puisqu’Il est ressuscité d’entre les morts? On L’a vu par la ville, et sur le lac, et dans la montagne; et ceux qui L’ont vu sont des hommes dont les lèvres ignorent le mensonge. Et j’ai cru à toutes ces choses du jour où j’ai entendu Pierre à l’Ostrianum; car alors déjà, je me disais: Tout autre homme pourrait mentir, excepté lui, qui affirme: «J’ai vu!» Mais votre doctrine me faisait peur. Il me semblait qu’elle t’arrachait à moi, qu’il n’y avait en elle ni sagesse, ni beauté, ni bonheur. À présent que je la connais, quel homme serais-je si je ne désirais voir régner sur la terre la vérité et non le mensonge, l’amour et non la haine, la bonté et non le crime, la fidélité et non la trahison, la charité et non la vengeance? Qui d’ailleurs ne désirerait pas aussi cela passionnément? Et c’est là ce que veut votre doctrine. D’autres réclament aussi la justice, mais votre doctrine est seule à rendre juste le cœur humain. Elle le rend pur comme le tien et celui de Pomponia, elle le rend fidèle comme le tien et celui de Pomponia. Je serais aveugle de ne pas le voir. Et si le Christ-Dieu a promis en outre une vie éternelle et un bonheur infini, que ne peut accorder à l’homme la puissance divine, que peut-il désirer de plus? Si je demandais à Sénèque pourquoi il recommande la vertu, quand la perversité donne plus de plaisir, il ne trouverait rien à me répondre de raisonnable. Et moi, je sais maintenant pourquoi je dois être vertueux. C’est parce que l’amour et la bonté découlent du Christ et que, lorsque la mort m’aura fermé les yeux, je retrouverai la vie, je retrouverai le bonheur, je me retrouverai moi-même et je te retrouverai, toi, ma bien-aimée… Comment n’aimerais-je pas et n’accepterais-je pas cette doctrine qui, en même temps, enseigne la vérité et détruit la mort? Qui ne préférerait le bien au mal? Je croyais votre doctrine opposée au bonheur, et Paul m’a fait comprendre que non seulement elle ne nous l’enlève pas, mais encore qu’elle le multiplie. Mon cerveau a peine à le comprendre, mais je sais que c’est la vérité, car jamais je n’ai été aussi heureux et jamais je ne l’aurais été autant, quand bien même je t’aurais prise de force et gardée dans ma maison. Tu viens de me dire: «Je t’aime!» Or, je n’aurais pu t’arracher ces paroles, même avec l’aide de toute la puissance romaine, ô Lygie! La raison dit que cette doctrine est divine, et le cœur sent qu’elle est la meilleure! Qui donc résisterait à ces deux forces?
Lygie écoutait Vinicius et le regardait, de ses yeux bleus semblables, sous les rayons de la lune, à des fleurs mystiques et, de même que des fleurs, humides de rosée.
– Oui, Marcus! C’est vrai! – murmura-t-elle, en appuyant plus fort sa tête contre l’épaule de Vinicius.
En ce moment, tous deux goûtaient un bonheur immense, car ils se sentaient liés par une force autre encore que l’amour, une force à la fois douce et invincible qui rend l’amour même indestructible et invariable, plus fort que les désillusions, la trahison, et même que la mort. Ils étaient certains que, quoi qu’il advînt, ils ne cesseraient jamais de s’aimer ou de s’appartenir. Vinicius sentait aussi que cet amour n’était pas seulement pur et profond, mais encore inouï. Il était à la fois inspiré et par Lygie, et par la doctrine du Christ, et par la clarté lunaire, qui baignait doucement les cyprès, et par cette nuit délicieuse, – si bien que tout l’univers lui semblait plein de cet amour.
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