– J’ai essayé, – répondit Vinicius.
Pétrone riait.
– Ah! traître! Les nouvelles sont vite connues par les esclaves: tu m’as soufflé Chrysothémis!
Vinicius avoua, d’un geste dégoûté.
– N’empêche que je t’en remercie, – continua Pétrone. – Je lui enverrai une paire de souliers brodés de perles. En mon langage amoureux, cela veut dire: «Va-t’en» Je te suis reconnaissant à double titre: d’abord de n’avoir pas accepté Eunice, ensuite de m’avoir débarrassé de Chrysothémis. Écoute-moi bien: tu vois devant toi un homme qui se levait de bon matin, prenait son bain, festoyait, possédait Chrysothémis, écrivait des satires, parfois même rehaussait sa prose de quelques vers, mais qui s’ennuyait comme César et souvent n’arrivait pas à chasser ses idées noires. Et sais-tu pourquoi il en était ainsi? Parce que j’allais chercher bien loin ce que j’avais sous la main… Une belle femme vaut toujours son pesant d’or, mais quand, au surplus, elle vous aime, elle n’a pas de prix. Tous les trésors de Verres ne sauraient la payer. À présent je me dis: remplis ta vie de bonheur, ainsi qu’une coupe du meilleur vin que produit la terre et bois jusqu’à ce que ta main devienne inerte et que blêmissent tes lèvres. Ensuite, advienne que pourra: telle est ma nouvelle philosophie.
– Tu l’as toujours professée. Elle ne comporte rien de nouveau.
– Elle possède, à présent, l’idéal qui lui faisait défaut.
Il appela Eunice, qui entra, drapée de blanc, resplendissante sous ses cheveux d’or, et non plus l’esclave de naguère, mais une sorte de déesse d’amour et de félicité. Pétrone ouvrit les bras en disant:
– Viens.
Elle accourut, s’assit sur ses genoux, lui entoura le cou de ses bras et posa sa tête sur sa poitrine. Vinicius voyait les joues d’Eunice s’empourprer peu à peu et ses yeux se voiler. Ainsi réunis, ils formaient un merveilleux groupe de tendresse et de bonheur. Pétrone étendit la main vers une potiche, y prit une poignée de violettes et les répandit sur la tête, la poitrine et la stole d’Eunice; ensuite il lui dégagea les épaules et dit:
– Heureux celui qui, comme moi, a rencontré l’amour enfermé dans un tel corps!… Parfois, il me semble que nous sommes deux divinités… Regarde: Praxitèle, Miron, Scopas, Lysias, ont-ils imaginé lignes plus pures? Est-il à Paros ou au Pentélique un marbre aussi chaud, aussi rose et aussi voluptueux? Il est des hommes qui usent de leurs baisers les bords d’un vase; moi, je préfère chercher le plaisir là où je puis réellement le trouver.
Ses lèvres se mirent à errer sur les épaules et sur le cou d’Eunice. Elle frissonnait, ses yeux s’ouvraient et se refermaient sous l’empire d’une indicible félicité. Enfin Pétrone, relevant sa tête élégante et se tournant vers Vinicius:
– Et maintenant, réfléchis à ce que valent tes mornes chrétiens et compare! Si tu ne saisis pas la différence, eh bien! va les rejoindre. Mais ce spectacle t’aura guéri…
Au parfum de violettes qui flottait dans la salle, les narines de Vinicius se gonflèrent. Il pâlit à la pensée que s’il pouvait promener ainsi ses lèvres sur les épaules de Lygie, après ce bonheur sacrilège, il lui importerait peu de voir crouler le monde. Habitué déjà à se rendre promptement compte de ce qui se passait en lui, il s’aperçut qu’en ce moment même il songeait à Lygie, à elle seule.
– Eunice, ma divine, – murmura Pétrone, – donne l’ordre de nous apporter des couronnes et à déjeuner.
Eunice sortit… Il continua en s’adressant à Vinicius:
– J’ai voulu l’affranchir, et sais-tu ce qu’elle m’a répondu? «J’aime mieux être ton esclave que l’épouse de César.» Alors, je l’ai affranchie à son insu. Le préteur, pour me complaire, a bien voulu ne pas exiger sa présence. Elle ignore qu’elle est libre, elle ignore aussi que si je meurs, cette maison et tous mes bijoux, sauf les gemmes, sont sa propriété.
Il se leva, déambula par la salle:
– L’amour, – poursuivit-il, – transforme les gens, les uns plus, les autres moins. Il m’a transformé, moi aussi. J’aimais jadis le parfum de la verveine, mais Eunice préférant les violettes, je me suis mis à les aimer plus que toute autre fleur, et, depuis le retour du printemps, nous ne respirons que des violettes.
Il s’arrêta devant Vinicius et lui demanda:
– Et toi? tu t’en tiens toujours au nard?
– Laisse-moi, – répliqua le jeune homme.
– J’ai voulu te montrer Eunice et je te parle d’elle parce que peut-être tu cherches bien loin ce qui est tout près. Un cœur fidèle et simple peut battre pour toi dans les cubicules de tes esclaves. Applique ce baume sur tes blessures. Tu dis que Lygie t’aime; c’est possible, mais qu’est-ce qu’un amour qui se refuse? N’est-ce pas une preuve qu’il y a quelque chose de plus fort que lui? Non, mon cher, Lygie n’est pas Eunice.
Mais Vinicius de répliquer:
– Tout n’est qu’un même tourment. Je t’ai vu couvrir de baisers les épaules d’Eunice; aussitôt j’ai pensé que si Lygie m’avait découvert les siennes, la terre aurait pu s’entrouvrir. Mais à cette idée, une sorte de crainte s’est emparée de moi, comme si je m’étais attaqué à une vestale, ou que j’aie voulu souiller une divinité… Lygie n’est pas Eunice. Mais leur différence m’apparaît tout autre qu’à toi. L’amour a modifié ton odorat et tu préfères aujourd’hui les violettes à la verveine. Moi, il m’a transformé l’âme. Et, malgré ma misère et ma passion, je préfère que Lygie soit ce qu’elle est et ne ressemble pas aux autres femmes.
Pétrone haussa les épaules.
– Alors, tu n’as pas à te plaindre. Mais moi, je ne puis le comprendre.
Vinicius répondit avec chaleur:
– Oui! oui! nous ne pouvons plus nous comprendre.
Un silence suivit.
– Que le Hadès engloutisse tous les chrétiens! – s’exclama Pétrone. – Ils t’ont rempli d’inquiétudes et ils ont sapé chez toi le sens de la vie. Que le Hadès les engloutisse! Tu te trompes, si tu crois leur doctrine bienfaisante: cela seul est bienfaisant qui nous donne le bonheur, à savoir: la beauté, l’amour et la force; et c’est là ce qu’ils qualifient de vanités. Tu te trompes aussi en les croyant justes, car, si nous rendons le bien pour le mal, que rendrons-nous pour le bien? Et si, pour l’un comme pour l’autre, la récompense est la même, pourquoi les hommes seraient-ils bons?
– Non, la récompense n’est pas la même; mais, suivant leur doctrine, elle commence dans la vie future, la vie éternelle.
– Je n’entre pas dans ces considérations, que nous ne pourrons vérifier que plus tard, si même nous pouvons vérifier quelque chose… sans yeux. En attendant, ce sont simplement des hallucinés. Ursus a étouffé Croton, tout simplement parce qu’il a des muscles d’acier. Mais les chrétiens, eux, sont quantité négligeable; ce sont des gens obtus, et l’avenir ne saurait appartenir à des obtus.
– Pour eux, la vie ne commence qu’avec la mort.
– C’est comme si quelqu’un disait: le jour commence avec la nuit. As-tu l’intention d’enlever Lygie?
– Non. Je ne puis lui rendre le mal pour le bien, et j’ai juré de ne pas le faire.
– Peut-être songes-tu à adopter la doctrine chrétienne?
– Je le voudrais, mais toute ma nature s’y oppose.
– Es-tu capable d’oublier Lygie?
– Non.
– Alors, voyage.
À ce moment, les esclaves vinrent annoncer que le déjeuner était prêt; tout en se rendant au triclinium, Pétrone poursuivit:
– Tu as parcouru une partie de la terre, mais en soldat qui se hâte vers son lieu de destination et ne s’arrête pas en route. Viens avec nous en Achaïe. César n’a pas encore renoncé à ce projet de voyage. Il s’arrêtera partout, chantera, recueillera des couronnes, dépouillera les temples, et, finalement, rentrera ici en triomphateur. Ce sera quelque chose comme la procession d’un Bacchus et d’un Apollon en une seule divinité. Des augustans! des augustanes! des milliers de citharistes! Par Castor! cela vaut d’être vu, le monde n’ayant encore rien vu de semblable.
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