Avec son énergie aveugle et sa fougue coutumière, il se lança donc dans le tourbillon de la vie facile. Et la vie elle-même semblait l’y encourager. Morte et dépeuplée durant l’hiver, la ville recommençait à s’animer à l’espérance de la prochaine arrivée de César, à qui l’on préparait une réception solennelle. Le printemps était proche: sur les cimes des monts Albains les neiges avaient fondu au souffle des vents d’Afrique; les violettes parsemaient le gazon des jardins. Sur les forums et au Champ de Mars grouillait une multitude qui se chauffait à un soleil chaque jour plus ardent. Sur la Voie Appienne, rendez-vous habituel des promeneurs, circulaient de nombreux chars richement décorés. On faisait déjà des excursions aux monts Albains. Des jeunes femmes, sous le prétexte d’honorer Junon à Lavinium ou Diane à Aricie, désertaient leurs demeures pour s’en aller à la recherche d’émotions, de société, de rencontres et de plaisir.
Et un jour, au milieu des chars luxueux, Vinicius aperçut la magnifique carucca de Chrysothémis, la maîtresse de Pétrone, précédée de deux molosses et escortée de jeunes gens mêlés à de vieux sénateurs retenus en ville par leurs fonctions. Chrysothémis dirigeait en personne l’attelage de quatre petits chevaux corses et distribuait autour d’elle des sourires et de légers coups de sa cravache dorée. Apercevant Vinicius, elle arrêta les chevaux, le fit monter dans sa carucca et l’emmena chez elle, où elle le retint à un festin qui dura toute la nuit. Vinicius s’y enivra si bien qu’il perdit même le souvenir du moment où on l’avait ramené chez lui. Il se rappelait pourtant que Chrysothémis s’étant informée de Lygie, il s’en était offensé et, déjà ivre, lui avait vidé sur la tête sa coupe de falerne. Rien que d’y penser, il sentait encore gronder sa colère. Mais, dès le lendemain, et l’injure oubliée, Chrysothémis était revenue le chercher pour l’emmener de nouveau sur la Voie Appienne. Puis, elle était revenue chez lui, lui avouant que depuis longtemps elle était lasse, non seulement de Pétrone, mais aussi de son luthiste, et que son cœur était libre. Huit jours durant, ils se montrèrent ensemble. N’empêche que leurs relations ne pouvaient durer longtemps. Quand bien même, depuis l’incident du falerne, le nom de Lygie n’avait pas été prononcé, Vinicius n’arrivait pas à la bannir de ses pensées. Il éprouvait toujours la sensation de ses yeux fixés sur lui, sensation qui le remplissait d’inquiétude. Il avait beau s’indigner contre lui-même, il ne pouvait se défaire de l’idée qu’il attristait Lygie, ni des regrets que lui causait cette idée. À la première scène de jalousie, provoquée par l’achat qu’il venait de faire de deux jeunes Syriennes, il chassa Chrysothémis sans égards. Toutefois, il ne cessa point pour cela de se livrer au plaisir et à la débauche; il semblait, au contraire, s’y plonger par animosité contre Lygie. Il n’en finit pas moins par se rendre compte qu’il ne cessait de songer à elle, qu’elle était l’unique inspiratrice de ses actes, bons ou mauvais, et que, en réalité, hors d’elle rien ne l’intéressait. Alors, las et écœuré, il se sentit de la répulsion pour les plaisirs dont il ne gardait que des remords. Il se compara à un indigent, et cela à sa grande surprise, car il avait toujours considéré comme bon tout ce qui lui plaisait. Il avait perdu désormais sa liberté, son assurance, et il tomba dans une complète prostration dont ne put même le tirer la nouvelle que César était de retour. Rien ne l’intéressait plus, jusqu’à Pétrone qu’il n’alla voir que lorsque celui-ci l’envoya chercher dans sa propre litière.
Vinicius, joyeusement accueilli, ne répondit d’abord qu’à contrecœur aux questions de son ami. Mais à la fin, ses sentiments et ses pensées longtemps refoulés débordèrent en un flux de paroles, il instruisit Pétrone de toutes les recherches qu’il avait faites pour retrouver Lygie, de son séjour parmi les chrétiens, de tout ce qu’il y avait vu et entendu, de tout ce qui avait tourmenté son esprit et son cœur, et il finit par se lamenter d’être plongé dans un chaos où il avait perdu, avec la tranquillité, le don de discerner les choses et de les apprécier. Rien ne l’attirait, il ne prenait goût à rien, ne savait ni à quoi se décider, ni que faire. Il était prêt tout ensemble à honorer et à persécuter le Christ; il comprenait l’élévation de sa doctrine et ressentait en même temps pour Lui une répulsion invincible. Il se rendait compte que, si même il arrivait à posséder Lygie, ce ne serait pas tout entière, car il lui faudrait la partager avec le Christ. En somme, il vivait comme s’il n’eût pas vécu: sans espoir, sans lendemain, sans foi dans le bonheur. Il se sentait entouré de ténèbres, il cherchait à tâtons et vainement une issue.
Durant le récit de Vinicius, Pétrone examinait ses traits altérés, ses mains tâtonnantes étendues comme pour chercher réellement un chemin dans l’obscurité, et il réfléchissait. Soudain, il se leva, s’approcha de Vinicius et lui rebroussant les cheveux derrière l’oreille:
– Sais-tu, – lui demanda-t-il, – que tu as quelques cheveux gris aux tempes?
– C’est possible, – repartit Vinicius; – je ne serais même pas étonné de les voir bientôt blanchir tous.
Un silence se fit. Pétrone, en homme intelligent, avait médité quelquefois sur l’âme humaine et sur la vie. Dans leur monde à tous deux, cette vie pouvait, en général, sembler extérieurement heureuse ou malheureuse; intérieurement elle était toujours calme. Ainsi que la foudre ou un tremblement de terre renversaient un temple, de même le malheur pouvait bouleverser une existence. Mais, considérée en soi, cette existence ne se composait que de lignes pures, harmonieuses et exemptes d’irrégularités. Et voici que les paroles de Vinicius reflétaient tout autre chose, voici que Pétrone se trouvait pour la première fois en présence d’une série d’énigmes intellectuelles que jusqu’ici personne n’avait cherché à résoudre. Il était assez sagace pour en apercevoir la portée, mais, en dépit de toute sa finesse, il ne trouvait aucune explication à ses propres doutes. Et seulement après un long silence, il dit:
– Il ne peut y avoir là que des sortilèges.
– C’est aussi ce que j’ai cru, – répondit Vinicius. – Bien souvent il m’a semblé qu’on nous avait jeté un sort.
– Et si tu t’adressais aux prêtres de Sérapis? – opina Pétrone. – Évidemment, parmi eux comme parmi tous les prêtres, il ne manque pas d’imposteurs, pourtant il en est qui ont approfondi d’étranges mystères.
Sa voix mal assurée trahissait son peu de conviction, car il sentait combien, dans sa bouche, ce conseil pouvait paraître vain, sinon ridicule.
Vinicius se frotta le front et dit:
– Des sortilèges!… J’ai vu des mages qui savaient utiliser les forces souterraines et en tirer profit. J’en ai vu d’autres qui s’en servaient pour nuire à leurs ennemis. Mais les chrétiens vivent dans la pauvreté; ils pardonnent à leurs ennemis; ils prêchent l’humilité, la vertu et la miséricorde. Quel bénéfice tireraient-ils des envoûtements et en quoi en profiteraient-ils?
Pétrone commençait à s’irriter de ce que son intelligence ne trouvait rien. Ne voulant pas toutefois en convenir et tenant à répondre quand même, il dit:
– C’est une secte nouvelle…
Et bientôt il ajouta:
– Par la divine souveraine des bosquets de Paphos! comme tout cela gâte la vie! Tu admires la bonté et la vertu de ces gens, et moi je te dis qu’ils sont méchants, car ce sont les ennemis de la vie au même titre que les maladies, que la mort. Nous en avons pourtant assez sans cela! Compte un peu: les maladies, César, Tigellin, les vers de César, les savetiers qui commandent aux descendants des quirites, les affranchis qui siègent au Sénat. Par Castor! c’en est assez. C’est une secte pernicieuse et détestable. As-tu essayé de secouer toutes ces tristesses et d’user un peu de la vie?
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