Alors, Paul de Tarse, silencieux jusque-là, posa le doigt sur sa poitrine et déclara:
– Je suis celui qui persécutait et vouait à la mort les serviteurs du Christ. C’est moi qui, durant le supplice d’Étienne, gardais les vêtements de ceux qui le lapidaient. Je voulais bannir la Vérité de partout où il y a des hommes, et cependant le Seigneur m’a destiné à la prêcher par toute la terre. Je l’ai répandue en Judée, en Grèce, dans les Îles, et dans cette ville impie quand j’y suis venu, prisonnier, pour la première fois. Et maintenant que Pierre, mon supérieur, m’a appelé près de lui, je viens dans cette maison pour incliner une tête altière aux pieds du Christ et jeter le bon grain dans ce terrain pierreux que le Seigneur rendra fertile pour qu’il produise une abondante moisson.
Il se leva, et ce petit homme voûté parut en ce moment à Crispus ce qu’il était en réalité, un géant qui devait ébranler le monde sur ses fondements, et qui se rendrait maître des peuples et des continents.
PÉTRONE À VINICIUS:
«De grâce, carissime, n’imite dans tes lettres ni les Lacédémoniens, ni Jules César. Si au moins tu avais pu écrire comme celui-ci: Veni, vidi, vici! je comprendrais ton laconisme. Mais ta lettre ne signifie que: Veni, vidi, fugi! Comme une pareille conclusion est absolument contraire à ta nature, car tu as été blessé, il s’est passé des choses extraordinaires, et cela demande des éclaircissements. Je n’en ai pu croire mes yeux en lisant que ce Lygien a étouffé Croton aussi aisément qu’un chien calédonien étrangle un loup dans les gorges de l’Hibernie. Cet homme vaut son pesant d’or, et il ne tiendrait qu’à lui de devenir le favori de César. À mon retour en ville, il faudra que je lie plus ample connaissance avec lui; je le ferai couler en bronze. Barbe d’Airain crèvera de curiosité quand je lui dirai que c’est une statue d’après nature. Les beaux corps d’athlètes se font de plus en plus rares en Italie comme en Grèce. Pour l’Orient, n’en parlons pas. Quant aux Germains, quoiqu’ils soient de haute stature, leurs muscles sont noyés de graisse: plus de masse que de force. Informe-toi si ce Lygien est unique en son genre, ou si dans son pays on en trouve d’autres de sa sorte. Si toi ou moi étions chargés un jour d’organiser des jeux, il serait bon de savoir où chercher les corps les mieux bâtis.
«Enfin, grâce aux dieux de l’Orient et de l’Occident, tu es sorti sauf de telles mains. Si tu es encore vivant, tu le dois sans doute à ta qualité de patricien, fils d’un personnage consulaire. Mais toutes ces aventures me stupéfient grandement: ce cimetière où tu fus parmi des chrétiens, ces chrétiens eux-mêmes, leur conduite à ton égard, la nouvelle fuite de Lygie, enfin cette tristesse et cette inquiétude qui s’exhalent de ta courte lettre. Explique-moi tout cela, car il y a quantité de choses que je ne comprends pas; et si tu veux la vérité, je ne comprends ni les chrétiens, ni toi, ni Lygie. Ne t’étonne pas de ce que, ne m’intéressant généralement à rien, sinon à ma personne, je t’interroge avec tant de souci. J’ai contribué à ce qui t’est arrivé et, à vrai dire, cela me regarde. Écris bien vite, car je ne saurais prévoir exactement quand nous nous reverrons. Les vents au printemps ne sont pas plus variables que les projets dans la tête de Barbe d’Airain. Séjournant aujourd’hui à Bénévent, il a l’intention de s’en aller droit en Grèce et de ne pas revenir à Rome. Cependant Tigellin lui conseille d’y rentrer, du moins pour un certain temps, car le peuple, regrettant trop sa personne (lis: le pain et les jeux) finirait par se fâcher. Or, je ne sais à quoi on se décidera. Si l’Achaïe a le dessus, peut-être nous prendra-t-il envie d’aller en Égypte. J’insisterais volontiers pour que tu viennes nous rejoindre, car, dans ton état d’esprit, le voyage et nos distractions seraient, me semble-t-il, un excellent remède; mais tu risquerais de ne plus nous trouver ici. En ce cas, tu préférerais peut-être aller te reposer dans tes propriétés de Sicile que de rester à Rome. Parle-moi longuement de toi dans ta lettre. Je ne te mande aucun souhait, sinon celui d’une bonne santé, car, par Pollux! je ne sais que te souhaiter.»
D’abord Vinicius n’éprouva pas la moindre envie de répondre. Une réponse ne servirait à rien ni à personne, n’éclaircirait et ne déciderait rien. Il devenait indifférent; la vie lui paraissait vaine. Et puis, il lui semblait que Pétrone ne le comprendrait en aucun cas. Il était survenu quelque chose qui les séparait. Il ne voyait pas clair encore, même en lui.
Très faible, épuisé, il avait quitté le Transtévère pour revenir à sa délicieuse insula des Carines, et, les premiers jours, il avait éprouvé une certaine volupté à se retrouver dans ce milieu de bien-être et de luxe. Mais il sentit bientôt que tout ce qui avait constitué jusqu’à ce jour l’intérêt de sa vie, ou n’existait plus pour lui, ou descendait à des proportions infimes. Il sentait également que les cordes qui avaient relié jusqu’ici son âme à la vie avaient été tranchées, sans qu’on en eût tendu de nouvelles. L’idée qu’il pourrait gagner Bénévent, puis l’Achaïe, en vue d’entasser avec peine folies sur extravagances, lui parut misérable. «Pourquoi faire? Que pourrai-je en tirer?» – se demandait-il. Pour la première fois il s’avisa que la conversation de Pétrone, son esprit, son élégance, ses brillantes idées, ses paroles choisies, n’auraient pour effet que de le lasser. Mais, d’autre part, la solitude commençait à lui peser. Tous ses amis étaient à Bénévent avec César, tandis qu’il était forcé de rester seul chez lui, la tête bourrelée de pensées, le cœur rempli de sentiments au milieu desquels il ne pouvait se retrouver. Par instants, il se figurait que s’il pouvait causer avec quelqu’un de tout ce qui se passait en lui, peut-être pourrait-il en saisir l’ensemble, le coordonner et le comprendre. Dans cet espoir, et après avoir hésité quelques jours, il se décida à répondre à Pétrone, sans bien savoir toutefois s’il enverrait sa lettre, qu’il rédigea en ces termes:
«Tu veux que je te donne des détails, soit, j’y consens; mais réussirai-je à être plus clair? je l’ignore, car il est beaucoup de nœuds que je ne puis dénouer moi-même. Je t’ai parlé de mon séjour parmi les chrétiens, de leur façon d’agir envers leurs ennemis, parmi lesquels ils avaient le droit de nous compter, moi et Chilon; de la bonté avec laquelle ils m’ont soigné et enfin de la disparition nouvelle de Lygie. Non, mon cher, n’est-ce pas en tant que fils de personnage consulaire que l’on m’a épargné. Ces considérations n’existent pas pour eux: ils ont de même pardonné à Chilon, bien que moi-même je les eusse engagés à l’enterrer dans le jardin. Le monde n’a jamais vu de telles gens, ni entendu une telle doctrine. Je ne puis te dire autre chose, sinon que celui qui voudrait les mesurer à notre mesure se tromperait. Je puis t’affirmer, en revanche, que si j’étais couché, le bras cassé, dans ma propre maison, au milieu de mes gens, voire même de ma famille, j’aurais certes plus de confort, mais non la moitié des soins qu’ils m’ont prodigués.
«Sache aussi que Lygie est un être absolument à part. Si elle eût été ma sœur ou ma femme, elle n’eût pu me soigner plus tendrement qu’elle ne l’a fait. Souvent j’ai pensé que l’amour seul pouvait inspirer tant de sollicitude. Maintes fois, je l’ai lu, cet amour, sur son visage et dans ses yeux, et alors, y croiras-tu? au milieu de ces gens simples, dans cette misérable chambre, à la fois cuisine et triclinium, je me suis senti plus heureux que jamais. Non! je ne lui étais pas indifférent, et mon opinion n’a pas varié sur ce point. Pourtant, cette même Lygie a quitté à mon insu la demeure de Myriam. Maintenant, je passe des journées entières, la tête entre mes mains, à me demander pourquoi elle a agi ainsi. Je crois t’avoir écrit que je lui avais proposé de la rendre aux Aulus. Elle m’a répondu que ce n’était plus possible, autant parce que les Aulus étaient partis en Sicile qu’en raison des bavardages des esclaves, lesquels, circulant de maison en maison, auraient tôt fait d’apporter jusqu’au Palatin la nouvelle de son retour. César pourrait la reprendre. Et c’était vrai. Elle savait pourtant que je ne la persécuterais plus, que je renonçais à la violence et que, ne pouvant ni cesser de l’aimer, ni vivre sans elle, je l’introduirais dans ma maison par la porte ornée de guirlandes et la ferais asseoir à mon foyer sur la toison consacrée. Cependant, elle s’est enfuie! Pourquoi? Plus rien ne la menaçait. Si elle ne m’aimait pas, libre à elle de me repousser.
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