Il replongea sa tête dans la cheminée pour attiser les charbons sur lesquels il avait remis du bois, puis se releva et dit:
– Chez nous, il n’y a pas d’esclaves.
Vinicius lui demanda:
– Où est Lygie?
– Elle vient de sortir, et je suis chargé de faire cuire ton repas. Elle t’a veillé toute la nuit.
– Pourquoi n’as-tu pas pris sa place?
– Parce qu’elle l’a voulu ainsi: je n’avais qu’à obéir. Ses yeux s’assombrirent, et presque aussitôt il ajouta:
– Si je ne lui avais pas obéi, tu ne vivrais plus, seigneur.
– Regrettes-tu donc de ne pas m’avoir tué?
– Non, seigneur, le Christ a ordonné de ne pas tuer.
– Et Atacin? Et Croton?
– Je n’ai pu faire autrement, – murmura Ursus.
Et il considéra avec un désespoir comique ses mains, qui visiblement étaient demeurées païennes, bien que son âme eût reçu le baptême.
Il posa ensuite une marmite devant le feu et, accroupi devant la cheminée, il regarda, de ses yeux pensifs, danser la flamme.
– C’est ta faute, seigneur, – dit-il enfin; – pourquoi as-tu porté la main sur elle, une fille de roi?
Dès l’abord, Vinicius frémit en entendant un rustre, un barbare, lui parler avec cette familiarité, oser même le blâme. C’était une nouvelle invraisemblance à ajouter à toutes celles auxquelles il se heurtait depuis l’avant-dernière nuit. Mais il était faible, ne disposait d’aucun esclave, et il se contint. En outre, il voulait connaître quelques détails de la vie de Lygie.
Il se mit donc à questionner le géant sur la guerre des Lygiens contre Vannius et les Suèves. Ursus lui répondait volontiers, mais ne pouvait guère apprendre à Vinicius que ce qu’Aulus Plautius lui avait raconté déjà. Il n’avait pas pris part au combat, ayant accompagné les otages jusqu’au camp d’Atelius Hister. Il savait seulement que les Lygiens avaient battu les Suèves et les Yazygues et que leur chef et roi avait péri d’un coup de lance. Aussitôt après, les Lygiens, ayant appris que les Semnones avaient incendié la forêt sur leur frontière, étaient revenus au plus vite pour châtier cette offense. Les otages étaient restés chez Atelius qui, dans les premiers temps, avait donné l’ordre de leur rendre les honneurs royaux. Puis, la mère de Lygie était morte, et les chefs romains n’avaient su que faire de l’enfant. Ursus eût voulu s’en retourner dans son pays avec elle, mais l’entreprise était périlleuse. Sur le chemin erraient des bêtes fauves et des tribus sauvages. Alors, la nouvelle était arrivée qu’une ambassade lygienne s’était rendue chez Pomponius pour lui offrir l’aide de ce peuple contre les Marcomans. Hister avait donc renvoyé Ursus et Lygie à Pomponius. Mais, comme aucune ambassade n’était venue, ils avaient dû rester au camp. De là, Pomponius les avait amenés à Rome et, après le triomphe, il avait confié l’enfant royale à Pomponia Græcina.
Vinicius écoutait ce récit avec plaisir, bien que quelques détails seulement fussent ignorés de lui. Son orgueil de caste était agréablement flatté d’entendre un témoin oculaire affirmer l’origine royale de Lygie. Son titre de fille de roi pouvait lui donner rang, à la cour de César, parmi les descendantes des plus grandes familles, d’autant plus que le peuple dont son père avait été le chef n’avait jamais été en guerre avec Rome et que, quoique barbare, il était redoutable: il comptait, au témoignage d’Atilius Hister lui-même, «une quantité innombrable de guerriers». Ursus confirma d’ailleurs pleinement ce témoignage, car, à une question posée par Vinicius sur les Lygiens, il répondit:
– Notre pays est si vaste que personne ne sait où finissent les forêts que nous habitons et la population y est nombreuse. Au milieu de ces forêts il y a des villes construites en bois et remplies de grandes richesses, car nous enlevons aux Semnones, aux Marcomans, aux Vandales et aux Quades tout le butin qu’ils font ailleurs. Ils n’osent lutter contre nous, et ce n’est que lorsque le vent souffle de chez eux qu’ils incendient nos forêts. Nous n’avons pas peur d’eux, ni du César romain.
– Les dieux ont donné aux Romains la souveraineté sur la terre entière, – dit gravement Vinicius.
– Les dieux sont de mauvais esprits, – répondit Ursus simplement, – et là où il n’y a pas de Romains, il n’y a pas de souveraineté romaine.
Il attisa le feu et continua, comme s’il se parlait à lui-même:
– Quand César prit Callina dans son palais et que je crus qu’on pouvait lui faire du mal, je voulus m’en aller là-bas, dans nos forêts, appeler les Lygiens au secours de la fille du roi. Et les Lygiens se seraient mis en marche vers le Danube, car, si ce peuple est païen, il est bon. Et je leur aurais porté «la bonne nouvelle». Mais cela viendra un jour; Callina une fois rentrée chez Pomponia, je la saluerai et la prierai qu’elle me permette de les rejoindre, car le Christ est né bien loin de chez eux, et ils n’ont même pas entendu parler de Lui… Il savait mieux que moi où il devait naître, mais s’il était venu au monde chez nous, dans la forêt, bien sûr nous ne l’aurions pas martyrisé; nous aurions élevé l’Enfant, nous aurions veillé à ce qu’il eût toujours en abondance du gibier, des champignons, des peaux de castor, de l’ambre. Tout ce que nous aurions pillé chez les Suèves et les Marcomans, nous le lui aurions donné, afin qu’il vécût dans la richesse et le bien-être.
Il rapprocha du feu la marmite avec le potage destiné à Vinicius et se tut. Sa pensée errait à travers les forêts lygiennes. Quand le potage eut bouilli, il songea à le verser dans une écuelle et, dès qu’il fut suffisamment refroidi, il reprit:
– Glaucos a recommandé, seigneur, que tu bouges le moins possible et que tu évites même de remuer ton bras valide, et Callina m’a ordonné de te faire manger.
Lygie avait ordonné! Il n’y avait rien à objecter à cela. Vinicius ne songea même pas à s’opposer à sa volonté, comme si elle eût été fille de César ou déesse. Il ne fit donc aucune observation quand Ursus, s’asseyant auprès du lit, puisa le potage dans l’écuelle avec un petit gobelet qu’il présentait aux lèvres du malade. Et dans cet acte il apportait tant de sollicitude, il y avait un si bon sourire dans ses yeux bleus, que Vinicius ne pouvait reconnaître en lui le terrible titan qui, la veille, avait étouffé Croton, s’était rué contre lui-même ainsi qu’un ouragan et, sans Lygie, l’eût certainement écrasé.
Pour la première fois de sa vie, le jeune patricien réfléchit à ce qui pouvait se passer dans l’âme d’un rustre, d’un serviteur et d’un barbare.
Pourtant, Ursus se révélait nourrice aussi maladroite que remplie d’attentions. Entre ses doigts d’hercule, le gobelet disparaissait si bien qu’il ne restait plus de place pour les lèvres de Vinicius. Après de vaines tentatives, le géant fort embarrassé dut avouer:
– Il me serait plus facile de traîner un aurochs hors de son gîte.
Vinicius sourit de la confusion du Lygien, et néanmoins la remarque excita sa curiosité. Il avait vu souvent dans le cirque ces terribles «uri» amenés des forêts du Nord, et que les plus vaillants belluaires ne traquaient qu’avec crainte et auxquels les éléphants seuls étaient supérieurs en masse et en force.
– Aurais-tu donc essayé de saisir de telles bêtes par les cornes? – demanda-t-il avec stupéfaction.
– Avant que vingt hivers eussent passé sur ma tête, je ne l’osai point, – répliqua Ursus; – mais après, cela m’est arrivé.
Et de nouveau, il donna à manger à Vinicius, mais avec plus de maladresse encore.
– Il faut que j’aille chercher Myriam ou Nazaire, – fit-il enfin.
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