La tête pâle de Lygie s’encadra dans la portière:
– Je viens à ton aide, – dit-elle.
Et peu après elle sortit du cubicule, où elle se disposait certainement à dormir, car ses cheveux étaient dénoués et elle n’avait pour tout vêtement qu’une de ces étroites tuniques nommées capitium . Vinicius, dès qu’il l’aperçut, sentit son cœur battre plus vite et lui reprocha de n’avoir pas encore songé à se reposer; mais elle répondit gaiement:
– Justement, j’allais dormir; auparavant je vais remplacer Ursus.
Elle prit le gobelet, s’assit au bord du lit et commença à faire manger Vinicius, à la fois confus et heureux. Comme elle se penchait vers lui, il sentit la tiédeur de son corps et les flots de sa chevelure vinrent lui frôler la poitrine; alors, il pâlit d’émoi; mais, en dépit de son trouble et de la violence de sa passion, il comprenait que, sur terre, nulle tête ne lui était aussi chère et que, comparé à elle, le monde entier n’était rien.
Naguère, il convoitait Lygie; à présent il l’aimait de tout son cœur. Naguère, dans sa façon de vivre et dans ses sentiments, il se montrait, ainsi que tous ses contemporains, égoïste inconscient, ne s’intéressant qu’à soi-même: aujourd’hui, il s’intéressait aussi à elle.
Bientôt, il refusa de manger, et malgré sa joie extrême de la contempler et de la sentir près de lui, il dit:
– C’est assez, va te reposer, ma divine.
– Ne m’appelle pas ainsi, – répondit-elle; – il ne convient pas que j’entende de telles paroles.
Cependant elle lui sourit, puis l’assura qu’elle n’avait plus sommeil, qu’elle n’éprouvait plus de fatigue et n’irait prendre du repos qu’après l’arrivée de Glaucos. Il écoutait ces paroles comme une musique, le cœur débordant d’émotion, de gratitude, de ravissement toujours plus intenses, et il se creusait la tête pour trouver le moyen de lui prouver sa reconnaissance.
– Lygie, – dit-il après un court silence, – naguère, je ne te connaissais pas. J’ai pris, je le sais à présent, un mauvais chemin pour arriver à toi. Je te dis donc: Retourne chez Pomponia Græcina et sois certaine qu’à l’avenir personne ne portera la main sur toi.
Une tristesse subite passa sur le visage de Lygie:
– Je serais heureuse de la voir, même de loin, – répondit-elle, – mais je ne puis plus retourner chez elle.
– Pourquoi? – demanda Vinicius étonné.
– Acté nous informe, nous autres chrétiens, de ce qui se passe au Palatin. N’as-tu donc pas appris que, peu après ma fuite, avant de partir pour Naples, César a mandé Aulus et Pomponia et les a menacés de sa colère, sous prétexte qu’ils m’auraient aidée à fuir? Aulus put heureusement lui répondre: «Tu sais, seigneur, que jamais mensonge n’a passé par mes lèvres; je te jure que nous ne l’avons pas aidée à fuir et que nous ne savons pas plus que toi ce qu’elle est devenue.» César le crut, puis il oublia tout: et moi, d’après les conseils de nos anciens, je n’ai jamais écrit à ma mère, afin qu’elle puisse toujours jurer qu’elle ne sait rien de ce qui me concerne, car il nous est défendu de mentir, même si notre vie est en jeu. Telle est notre doctrine, à laquelle nous voulons gagner tous les cœurs. Je n’ai pas revu Pomponia depuis que j’ai quitté sa maison. De temps en temps seulement, par quelques échos lointains, elle apprend que je suis vivante et en sûreté.
À ces mots, le chagrin lui étreignit le cœur et ses yeux se remplirent de larmes; mais elle se calma bientôt et reprit:
– Je sais bien que Pomponia me regrette beaucoup, mais il est pour nous des consolations que ne connaissent pas les autres.
– Oui, – repartit Vinicius, – votre consolation, c’est le Christ; moi, je ne puis vous comprendre.
– Regarde-nous. Pour nous il n’existe pas de séparations; il n’est ni douleurs, ni souffrances, et s’il en survient, elles se changent en joies. La mort elle-même, qui est pour vous la fin de la vie, en est pour nous le commencement: c’est l’échange d’un bonheur médiocre et troublé contre un bonheur entier, calme et éternel. Songe quelle doit être, cette doctrine qui nous enseigne d’être bons, même pour nos ennemis, et qui nous interdit le mensonge, purifie notre âme de la haine, et nous promet après la mort une félicité infinie.
– J’ai entendu tout cela à l’Ostrianum; j’ai vu comment vous avez agi envers moi, envers Chilon; quand j’y songe, il me semble rêver encore et je ne sais si j’en dois croire mes yeux et mes oreilles. Mais réponds-moi à une autre question: es-tu heureuse?
– Oui, – déclara Lygie, – qui a foi dans le Christ ne saurait être malheureux!
Vinicius la dévisagea comme si ces dernières paroles dépassaient les bornes de l’entendement humain.
– Et tu ne voudrais pas retourner chez Pomponia?
– Je le voudrais de toute mon âme: et j’y retournerai, si telle est la volonté de Dieu.
– Alors, je te dis: retourne chez elle; et, je te le jure sur mes dieux lares, je ne porterai pas la main sur toi.
Lygie demeura un instant songeuse, puis elle répondit:
– Non, je ne puis exposer mes proches au danger. César n’aime pas la famille des Plautius. Si j’y retournais, tu sais combien toute nouvelle est vite répandue dans Rome entière par les esclaves, et ceux de Néron auraient tôt fait de le lui apprendre. Alors, il sévirait contre les Aulus et, pour le moins, il m’arracherait à eux de nouveau.
– Oui, – dit Vinicius en fronçant les sourcils, – cela pourrait arriver. Il le ferait, ne fût-ce que pour montrer que sa volonté doit être obéie. Il est vrai aussi que, s’il t’a oubliée ou n’a plus voulu se préoccuper de toi, c’est parce qu’il pensait que l’offense m’atteignait, et non lui. Mais peut-être… après t’avoir enlevée aux Aulus… te remettrait-il entre mes mains, et moi je te rendrais à Pomponia.
Elle lui demanda avec tristesse:
– Vinicius, voudrais-tu donc me voir encore au Palatin?
Il répondit, les dents serrées:
– Non. Tu as raison. J’ai parlé comme un sot! Non!
Et soudain s’ouvrit devant lui comme un gouffre sans fond. Il était patricien, tribun militaire, personnage puissant, mais au-dessus de tous les puissants de ce monde auquel il appartenait, régnait un fou dont personne ne pouvait prévoir ni les volontés ni le courroux. Seuls des gens tels que les chrétiens, pour qui toutes ces choses: la séparation, les souffrances, la mort même, n’étaient rien, pouvaient ne pas le craindre, voire l’ignorer. Tous les autres tremblaient devant César. Et l’horreur de cette effroyable époque à laquelle il vivait s’offrit à Vinicius dans toute sa monstruosité. Il ne pouvait rendre Lygie aux Aulus, de crainte que le monstre ne se souvînt d’elle et ne tournât contre elle sa colère. De même, il ne pouvait plus à présent la prendre pour femme sans faire tort à elle, à lui-même et aux Aulus. Un instant de mauvaise humeur de César suffirait pour les perdre tous. Pour la première fois, Vinicius sentit que le monde devait changer et se transformer complètement, sans quoi la vie deviendrait impossible à vivre. Il comprit aussi, ce qu’il n’avait pu faire tout à l’heure, qu’en de pareils temps les chrétiens seuls pouvaient être heureux.
Un profond chagrin s’empara de lui à la pensée qu’il avait lui-même bouleversé sa propre vie et celle de Lygie et que cette situation ne présentait aucune issue. Sous l’impression de ce chagrin, il se mit à dire:
– Sais-tu que tu es plus heureuse que moi? Dans ta pauvreté, dans cette chambre commune, parmi ces rustres, tu as ta religion et ton Christ. Moi, je n’ai que toi seule au monde, et dès que tu m’as manqué, j’ai été le misérable sans abri et sans pain. Tu m’es plus chère que l’univers entier; je t’ai cherchée parce qu’il m’était impossible de vivre sans toi. Je ne pouvais plus ni manger, ni dormir. Sans l’espoir de te retrouver, je me serais jeté sur mon glaive. Mais j’ai peur de la mort, parce que, mort, je ne pourrais plus te contempler. Je te dis la vérité vraie. Non, je ne pourrais vivre sans toi, et si j’ai vécu jusqu’alors, c’est parce que j’avais l’espérance de te revoir. Te souviens-tu de nos entretiens chez les Aulus? Une fois tu me traças un poisson sur le sable, et moi, je n’en compris pas le sens. Te souviens-tu que nous avons joué à la balle? Déjà alors je t’aimais plus que ma vie, et toi aussi, tu commençais à deviner mon amour… Alors survint Aulus, qui nous menaça de Libitine et interrompit notre conversation. Comme nous allions partir, Pomponia dit à Pétrone qu’il n’existait qu’un seul Dieu, tout-puissant et miséricordieux; mais il ne pouvait nous venir à l’idée que votre Dieu ce fût le Christ. Qu’il te rende à moi, et je L’aimerai, bien qu’il me paraisse être le Dieu des esclaves, des étrangers et des miséreux. Te voilà, assise à mes côtés, et tu ne penses qu’à Lui. Pense à moi aussi; sinon, je finirai par Le détester. Pour moi, la seule divinité, c’est toi. Heureux ton père, ta mère, qui t’ont enfantée, heureuse la terre qui t’a vu naître! Je voudrais baiser tes pieds et t’adresser des prières, te donner toute mon adoration, mes offrandes, mes génuflexions… à toi, trois fois divine! Non, tu ne sais pas, tu ne peux savoir combien je t’aime…
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