– Me miserum! Me miserum!
Sa face bleuit, ses yeux se révulsèrent, sa bouche écuma.
– Les verges! – cria-t-il enfin d’une voix sauvage.
– Seigneur! Aaa!… Pitié! – gémissaient les esclaves.
Pétrone se leva avec une moue d’écœurement.
– Viens, Chrysothémis, – dit-il. – Si tu veux voir de la viande, je ferai prendre d’assaut l’étal d’un boucher aux Carines.
Et ils quittèrent l’atrium.
Dans la maison parée de verdure et préparée pour le festin, les gémissements des esclaves et le sifflement des verges durèrent jusqu’au matin.
Cette nuit-là, Vinicius ne se coucha point. Après le départ de Pétrone, les gémissements des esclaves fouettés n’ayant apaisé ni son chagrin, ni sa fureur, il se mit à la tête d’un autre groupe d’esclaves et, très avant dans la nuit, se lança à la recherche de Lygie. Il explora le quartier Esquilin, Suburre, le Vicus Sceleratus et toutes les ruelles avoisinantes. Puis, ayant contourné le Capitole, il traversa le pont de Fabricius, parcourut l’île, pénétra de là dans le Transtévère et le fouilla entièrement. C’était une poursuite désordonnée, et lui-même n’espérait point retrouver Lygie. Il ne la cherchait, en somme, que pour remplir le vide de cette horrible nuit. Il rentra seulement à l’aube, quand déjà apparaissaient les chariots et les mulets des maraîchers et que les boulangers ouvraient leurs boutiques. Il fit emporter le cadavre de Gulon, auquel personne n’avait osé toucher, et donna l’ordre que tous les esclaves qui s’étaient laissé enlever Lygie seraient envoyés aux ergastules de campagne, punition aussi terrible que la mort; enfin, il se jeta sur une banquette de l’atrium et se mit à réfléchir confusément aux moyens de retrouver Lygie et de s’emparer d’elle.
Ne plus voir Lygie, renoncer à elle, lui semblait chose impossible; à cette seule pensée, il entrait en fureur. La nature volontaire du jeune tribun se heurtait, pour la première fois, à une autre volonté inflexible, et il ne pouvait admettre que qui que ce fût s’opposât à ses désirs. Il eût préféré voir la perte de l’univers entier, Rome en ruines, plutôt que de ne pas en arriver à ses fins. La coupe de volupté lui avait été ravie au moment de toucher ses lèvres; il lui semblait que ce qui s’était produit était extraordinaire et exigeait d’être vengé par toutes les lois divines et humaines.
Mais, ce qui le révoltait le plus contre sa destinée, c’est que jamais il n’avait rien désiré avec autant de passion que de posséder Lygie. Il se sentait incapable de vivre sans elle. Il n’arrivait pas à se figurer comment il ferait sans elle demain, comment il vivrait les jours suivants. Par moments, il sentait contre elle une rage voisine de la folie. Il eût voulu l’avoir, ne fût-ce que pour la frapper, la traîner par les cheveux jusqu’au cubiculum et la maltraiter. Mais de nouveau, son cœur s’emplit de la nostalgie de sa voix, de son corps, de ses yeux. Avec quelle joie il se prosternerait à ses genoux! Il l’appelait, il se rongeait les doigts, il se serrait la tête entre ses poings. Il tentait, mais en vain, de forcer sa volonté à réfléchir avec calme aux moyens de la reprendre. Ces moyens, par milliers, se présentaient à son esprit, mais tous plus insensés les uns que les autres. Enfin, l’idée lui vint que la jeune fille n’avait pu être reprise que par Aulus et, qu’en tout cas, celui-ci devait savoir où elle se cachait.
Il se leva d’un bond pour courir chez les Aulus. S’ils ne la lui rendaient pas, s’ils ne tenaient pas compte de ses menaces, il irait devant César accuser le vieux chef de désobéissance et obtiendrait contre lui un arrêt de mort. Mais, auparavant, il lui arracherait l’aveu du refuge de Lygie. Et, quand même ils la lui rendraient volontairement, il se vengerait d’eux. Ils l’avaient accueilli, soigné dans leur maison, mais cela ne comptait plus! Une telle offense le déliait de toute gratitude. Et son âme vindicative et féroce se délectait à penser quel serait le désespoir de Pomponia Græcina, quand le centurion apporterait au vieil Aulus la sentence de mort. Cette sentence, il était presque sûr de l’obtenir, avec l’appui de Pétrone. César, d’ailleurs, ne refusait rien à ses amis les augustans, quand surtout leur demande ne contrariait pas ses propres intentions.
Soudain, une supposition terrible arrêta les battements de son cœur.
«Et si c’était César lui-même qui eût ravi Lygie?»
Nul n’ignorait que souvent César cherchait dans des attaques nocturnes un dérivatif à son ennui. Pétrone lui-même participait à ces escapades. Le principal but en était de capturer quelques jolies filles que l’on faisait sauter et ressauter sur un manteau de soldat jusqu’à ce qu’elles défaillent. Néron appelait parfois ces expéditions «la pêche aux perles», car il arrivait qu’au fond des quartiers populeux et pauvres on péchait une véritable perle de grâce et de jeunesse. Alors ce saut, ou sagatio , sur un manteau de soldat, se terminait par un rapt effectif, et la perle était envoyée au Palatin, ou dans l’une des innombrables villas de César, à moins que Néron la cédât à l’un de ses compagnons. Cette aventure avait pu arriver à Lygie. César l’avait regardée au festin, et Vinicius ne doutait pas un instant qu’elle n’eût semblé à Néron la plus belle de toutes les femmes qu’il eût jamais vues. Il est vrai que Néron l’avait eue au Palatin, où il aurait pu ouvertement la retenir. Mais, comme le disait Pétrone, César était lâche dans sa forfaiture. Ayant le pouvoir d’agir à son gré, il préférait toujours les manœuvres secrètes. Dans le cas présent, il avait pu encore y recourir, pour ne pas se trahir vis-à-vis de Poppée.
Vinicius réfléchit alors combien il était peu probable que les Aulus eussent osé reprendre de force une jeune fille que lui avait donnée César. Mais alors, qui donc l’avait osé? Serait-ce le gigantesque Lygien aux yeux bleus, qui avait eu l’audace de pénétrer dans le triclinium et d’emporter Lygie dans ses bras hors du festin? Mais où aurait-il pu se cacher avec elle, où aurait-il pu la conduire? Non. Un esclave est incapable d’un tel exploit. Donc, Lygie n’avait pu être enlevée que par César lui-même.
À cette pensée, les yeux de Vinicius s’obscurcirent, et sur son front perlèrent des gouttes de sueur. S’il en était ainsi, Lygie était perdue à jamais. On pouvait l’arracher de toutes les mains, sauf de ces mains-là. À présent, il ne lui restait qu’à s’écrier, avec plus de raison encore: Vae misero mihi! Son imagination lui représentait Lygie dans les bras de Néron. Et, pour la première fois, il comprit que certaines pensées sont impossibles à supporter. Il comprenait maintenant combien elle lui était chère. Tel un homme qui se noie et, dans un éclair, revoit tout son passé, Vinicius se remémorait le visage de Lygie. Il la revoyait, il entendait chacune de ses paroles: la voici près de la fontaine, la voici à la maison d’Aulus, la voici au festin. Il la sentait auprès de lui, il sentait le parfum de ses cheveux, la tiédeur de son corps, la volupté des baisers dont, à ce festin, il avait meurtri ses lèvres innocentes. Elle lui apparaissait cent fois plus belle, plus désirable, plus chère, cent fois plus que jamais l’unique, l’élue entre toutes les mortelles et toutes les divinités. Et rien que de songer que peut-être Néron avait possédé ce qui était l’âme de son âme, le sang de son sang, la source de sa vie, une douleur physique le tenaillait, si atroce qu’il eût voulu se heurter la tête, jusqu’à la briser, aux murs de l’atrium. Il sentait qu’il pouvait devenir fou, et qu’il le deviendrait si la vengeance ne l’en sauvait. Et comme il lui avait semblé tout à l’heure qu’il ne pourrait vivre sans avoir retrouvé Lygie, de même il voyait à présent qu’il lui serait impossible de mourir sans l’avoir vengée. Seule, cette idée de vengeance le soulageait quelque peu. «Je serai ton Cassius Chærea!» répétait-il comme une menace mentale à Néron. Et, dans les vases à fleurs qui entouraient l’impluvium, il prit un peu de terre qu’il pressa dans sa main, et il fit à l’Érèbe, à Hécate et aux lares familiaux le terrible serment de satisfaire sa vengeance.
Читать дальше