– Je croyais que tu l’aurais trouvé, seigneur. Moi, il ne m’en est venu qu’un à l’idée…
Il tourna les yeux vers les barreaux; puis, comme se répondant à lui-même, il dit:
– Oui!… Mais, derrière, il y a des soldats!…
– Cent prétoriens, – confirma Vinicius.
– Alors, nous ne passerions pas?
– Non!
Le Lygien se frotta le front et demanda de nouveau:
– Comment es-tu entré?
– J’ai une tessera du gardien des Fosses Puantes…
Tout à coup il s’interrompit; une pensée lui était venue:
– Par le supplice du Sauveur! – s’écria-t-il, – je resterai ici; qu’elle prenne ma tessera, qu’elle s’enveloppe la tête de ce linge, qu’elle mette mon manteau et qu’elle sorte. Il y a quelques jeunes garçons parmi les esclaves du fossoyeur: les prétoriens ne la reconnaîtront pas et, si elle atteint la maison de Pétrone, elle sera en sûreté.
Mais le Lygien baissa la tête et dit:
– Elle n’y consentirait pas, elle t’aime. Et puis, elle est malade et ne peut se tenir debout…
Et il ajouta un instant après:
– Si toi, seigneur, et le noble Pétrone, n’avez pu la faire sortir de prison, qui donc la sauvera?
– Christ seul!…
Ils se turent. Au fond de son cœur simple, le Lygien songeait: «Lui pourrait nous sauver tous; s’il ne le fait pas, c’est que le moment du supplice et de la mort est venu.» Lui-même consentait à mourir, mais au fond de l’âme, il avait pitié de cette enfant qui avait grandi dans ses bras et qu’il aimait plus que la vie.
Vinicius s’agenouilla de nouveau auprès de Lygie. Par le soupirail grillagé, les rayons de la lune pénétrèrent dans le souterrain et l’éclairèrent mieux que l’unique lumière qui se consumait au-dessus de la porte.
Soudain, Lygie ouvrit les yeux et posa ses mains brûlantes sur celles de Vinicius.
– Ah! – soupira-t-elle, – je savais bien que tu allais venir.
Il se précipita sur ses mains, se mit à les presser contre son front et contre son cœur, puis il souleva la jeune fille et l’appuya contre sa poitrine.
– Je suis venu, très chère. Que le Christ te prenne sous sa garde, et qu’il te sauve ma Lygie bien-aimée!…
Il ne put en dire davantage, car, dans sa poitrine, son cœur tressaillait d’amour et de chagrin, et il ne voulait point trahir sa douleur devant elle.
– Je suis malade, Marcus, et, sur l’arène ou bien ici, il faut que je meure… J’avais demandé dans mes prières de te voir avant de mourir: tu es venu, le Christ m’a exaucée!
Et, comme il ne pouvait encore proférer une parole et l’étreignait seulement contre sa poitrine, elle continua:
– Au tullianum, je t’ai aperçu par la fenêtre, et je savais que tu viendrais. Aujourd’hui, le Sauveur m’a fait reprendre mes sens et a permis que nous puissions nous dire adieu. Déjà, Marcus, déjà je vais à Lui, mais je t’aime et je t’aimerai toujours.
Vinicius se domina, étouffa sa douleur et parla d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme:
– Non, ma bien-aimée, tu ne mourras pas. L’Apôtre m’a ordonné d’avoir foi et m’a promis de prier pour toi. Il a connu le Christ; Christ, qui l’a aimé, ne lui refusera rien… Si tu devais mourir, Pierre ne m’aurait pas ordonné d’avoir foi. Et il m’a dit: «Aie foi.» Non, Lygie! Christ aura pitié de moi… Il ne veut pas, il ne souffrira pas que tu meures… Je te jure par le nom du Sauveur que Pierre prie pour toi!
L’unique lampion suspendu au-dessus de la porte s’était éteint; mais la lueur de la lune entrait maintenant à large nappe par le soupirail. Dans le coin opposé, un enfant se plaignit, puis se tut. Du dehors venaient les voix des prétoriens, qui, après la relève, jouaient sous le mur aux scriptæ duodecim .
Après un silence, Lygie répondit:
– Marcus, Christ lui-même s’est écrié: «Mon père, éloignez de moi ce calice d’amertume!» Et pourtant Il l’a bu jusqu’à la lie, et Il est mort sur la croix. Maintenant, des milliers périssent pour Lui; pourquoi, seule, serais-je épargnée? Que suis-je donc, Marcus? Tu as bien entendu Pierre dire que lui aussi mourrait dans les supplices. Que suis-je auprès de lui? Quand les prétoriens sont venus pour nous chercher, j’ai eu peur de la mort et de la torture, mais maintenant je ne les crains plus. Vois comme elle est épouvantable, cette prison; et moi, je vais au ciel. Songe qu’ici-bas il y a César, et que là-haut il y a le Sauveur, qui est bon et miséricordieux. Et la mort n’existe pas. Tu m’aimes: songe combien je vais être heureuse. Songe, mon Marcus, que là-haut tu viendras me rejoindre.
Elle se tut, pour aspirer un peu d’air, puis, saisissant la main de Vinicius, elle l’éleva jusqu’à ses lèvres:
– Marcus!
– Quoi, mon aimée?
– Il ne faudra pas que tu me pleures. Souviens-toi que tu viendras me retrouver là-haut. Ma vie n’aura pas été longue, mais Dieu m’aura donné ton âme. Et je veux pouvoir dire au Christ que, bien que je sois morte, bien que tu m’aies vu mourir, et bien que tu sois resté dans la désolation, tu n’as pas maudit Sa volonté, et que tu L’aimes immensément. Car tu L’aimeras, n’est-ce pas, et tu accepteras que je meure?… Autrement, Il nous séparerait… Et moi, je t’aime et je veux être avec toi.
De nouveau le souffle lui manqua et elle finit d’une voix presque inintelligible:
– Promets-le-moi, Marcus!…
Vinicius l’étreignit dans ses bras tremblants et répondit:
– Sur ta tête sacrée, je te le promets!
Alors, sous la lueur blafarde, il vit rayonner le visage de Lygie. Elle porta encore une fois la main de Vinicius à ses lèvres et murmura:
– Je suis ta femme!…
Derrière le mur s’élevèrent les voix querelleuses des prétoriens qui jouaient aux scriptæ duodecim .
Mais eux avaient oublié la prison, les gardiens, toute la terre, et, confondant leurs âmes pures, ils s’étaient mis à prier.
Durant trois jours, trois nuits plutôt, rien ne troubla leur quiétude. Quand les gardiens avaient accompli leur tâche ordinaire, qui consistait à séparer les morts des vivants, harassés de fatigue ils s’étendaient dans les couloirs. Alors, Vinicius se rendait dans le cachot de Lygie et n’en sortait qu’au moment où l’aube pénétrait à travers les barreaux du soupirail. Elle posait sa tête sur la poitrine du jeune tribun et, à voix basse, ils parlaient d’amour et de mort. Tous deux, dans leurs pensées et leurs entretiens, dans leurs désirs et leurs espérances, ils s’éloignaient de plus en plus de la vie. Ils étaient comme des navigateurs qui n’aperçoivent plus la terre laissée derrière eux et s’enfoncent lentement dans l’infini. Tous deux se transformaient peu à peu en anges de douleur, épris l’un de l’autre, épris du Christ, et prêts à s’envoler. Par moments, la souffrance entrait en coup de vent dans le cœur de Vinicius; d’autres fois, en lui l’espoir jaillissait comme un éclair, espoir fait d’amour et de foi en la miséricorde du Dieu crucifié; mais chaque jour, il se détachait davantage de la terre et s’abandonnait à la mort.
Quand, au matin, il quittait la prison, il voyait déjà l’univers, et la ville, et les amis, et toutes les choses de la vie, comme à travers un songe. Tout lui paraissait étranger et lointain, vain et éphémère. Même l’imminence des supplices avait cessé de l’épouvanter: il sentait que l’on pouvait passer au travers du martyre comme absorbé dans la méditation, les yeux fixés ailleurs, au loin. Et tous deux se croyaient déjà noyés dans l’éternité. Épanchant leur amour, ils se répétaient combien ils allaient se chérir, et comment ils allaient vivre ensemble, là-bas, par-delà le tombeau. Si parfois leur pensée s’arrêtait aux choses de la terre, ils échangeaient les paroles des voyageurs qui, sur le point de partir pour un grand voyage, s’entretiennent des derniers préparatifs. Quant au reste, ils étaient enveloppés dans ce calme qui enveloppe deux stèles solitaires, oubliées dans quelque désert. Leur unique désir était que Christ ne les séparât point. Mais la conviction qu’il les exaucerait s’affermissant toujours davantage en eux, ils s’étaient mis à L’aimer comme le lien qui allait les unir en l’infini bonheur et la paix infinie. Sur terre, déjà, ils dépouillaient la poussière terrestre. Leur âme se faisait pure ainsi qu’une larme. À la veille de mourir, parmi la misère et la souffrance, sur ce grabat de prison, pour eux le ciel avait commencé. Lygie, déjà sauvée, déjà sanctifiée, prenant Vinicius par la main, le conduisait vers l’éternelle source de vie.
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