«Il est certain, – songeait-il, – que César et Tigellin la réservent pour un spectacle spécial, plus atroce que tous les autres. Et Vinicius se perdra plutôt lui-même que de la sauver.»
Cependant Vinicius, lui aussi, avait abandonné tout espoir de délivrer Lygie par sa propre initiative: Christ seul pouvait encore le faire. Le jeune tribun ne songeait plus qu’aux moyens de la voir dans sa prison.
Depuis quelque temps la pensée que Nazaire était parvenu à entrer dans la Prison Mamertine comme porteur de cadavres, le harcelait, et il décida d’user du même moyen. Pour une somme importante, le gardien des Fosses Puantes le prit enfin au nombre des porteurs qu’il envoyait chaque nuit chercher les cadavres dans les prisons. Le danger d’être reconnu n’était pas très grand. Il en était prémuni par l’obscurité de la nuit, ses vêtements d’esclave et l’éclairage misérable des prisons. Enfin, qui donc eût songé qu’un patricien, fils et petit-fils de consuls, pût se trouver dans une équipe de fossoyeurs exposés aux émanations des prisons et des Fosses Puantes, et s’attelât à une besogne que la plus noire misère ou l’esclavage pouvaient seuls imposer à un homme?
Quant vint le soir attendu, il se ceignit les reins avec joie et s’enveloppa la tête de linge imbibé d’essence de térébenthine; puis, le cœur battant, il se rendit avec les autres à l’Esquilin.
La garde prétorienne ne les gênait en rien. D’ailleurs, ils étaient tous munis de tessera , que le centurion contrôla à la lueur des lanternes. Un instant après, la grande porte de fer s’ouvrit devant eux et ils entrèrent.
Vinicius vit un large caveau voûté donnant accès dans un grand nombre d’autres caves. De pâles quinquets éclairaient le souterrain, bondé de prisonniers: les uns, étendus le long des murs, dormaient; peut-être étaient-ils morts; d’autres faisaient cercle autour d’une auge centrale remplie d’eau et buvaient; d’aucuns étaient assis par terre, les coudes aux genoux et la tête dans les deux mains. Çà et là, des enfants reposaient, blottis contre leurs mères. On entendait des hoquets de malades, des sanglots, le murmure des prières, des hymnes chantonnés à mi-voix et les blasphèmes des gardiens. Il régnait dans le souterrain une puanteur de cadavres et un chaos indescriptible. Sous les voûtes ténébreuses, s’agitaient de sombres silhouettes; plus près, sous les lueurs vacillantes, on distinguait des visages blêmes, aux joues caves, aux yeux éteints ou fiévreux, aux lèvres bleuâtres, avec des cheveux agglutinés et des rigoles de sueur sur le front. Dans les coins, des malades déliraient. Des gens demandaient de l’eau; d’autres suppliaient qu’on les menât à la mort. Et pourtant cette prison était moins horrible que le vieux tullianum.
Les jambes de Vinicius fléchirent et l’air manqua dans sa poitrine. À la pensée que Lygie se trouvait dans ce lieu de malédiction et de souffrance, ses cheveux se dressèrent et sa gorge se serra. L’amphithéâtre, les crocs des fauves, la croix, tout plutôt que ces effroyables souterrains infectés de puanteur cadavérique, d’où s’élèvent sans cesse des voix qui supplient: «Conduisez-nous à la mort!»
Vinicius crispa si fort ses poings que ses ongles lui entrèrent dans les paumes. Il se sentit défaillir. Tout ce qu’il avait éprouvé jusqu’alors, son amour, sa douleur, tout se mua en une seule chose: l’unique soif de mourir.
À ce moment, il entendit la voix du gardien des Fosses Puantes:
– Combien de cadavres aujourd’hui?
– Bien une douzaine, – répondit le surveillant de la prison; – mais d’ici au matin, il y en aura davantage; déjà quelques-uns râlent là-bas au pied des murs.
Et il se mit à récriminer contre les femmes qui cachaient leurs enfants morts, pour les garder plus longtemps auprès d’elles. L’odeur seule faisait trouver les cadavres. C’est pourquoi l’air, vicié déjà, devenait plus méphitique encore.
– Je préférerais, – disait l’homme, – être esclave dans quelque ergastule de campagne que surveiller ces chiens qui pourrissent tout vivants.
Le gardien des Fosses le consolait en l’assurant que ce n’était pas encore là la pire des besognes.
Cependant, Vinicius revint à la réalité et se mit à regarder autour de lui. Mais il cherchait en vain Lygie et lui vint à l’esprit qu’il ne la reverrait plus vivante. Il y avait de nombreux caveaux communiquant entre eux par des brèches fraîchement percées, et les fossoyeurs ne pénétraient que dans ceux où il y avait des cadavres à enlever. Il fut donc terrifié en songeant que peut-être ce qui lui avait coûté tant de peines ne lui servirait à rien.
Heureusement le gardien des Fosses vint à son aide:
– Il faut emporter immédiatement les morts, – dit-il, – car l’épidémie se propage surtout par les cadavres; sinon, vous mourrez tous, vous et les prisonniers.
– Nous sommes dix pour tous les caveaux, – répondit le geôlier, – et il faut pourtant que l’on dorme.
– Alors, je vais te laisser quatre de mes hommes: ils feront le tour des caves pour voir s’il s’y trouve des morts.
– Si tu fais cela, je t’offrirai à boire demain. Mais qu’on porte chaque corps au contrôle; l’ordre est arrivé de leur percer le cou; et ensuite: à la Fosse!
– C’est entendu, mais on boira un coup, – fit le gardien.
Celui-ci désigna quatre hommes, dont Vinicius, et se mit avec les autres à entasser les cadavres sur des brancards.
Vinicius respira. Maintenant au moins, il était certain de retrouver Lygie.
Il commença par explorer minutieusement le premier souterrain. Il plongea ses regards dans tous les recoins où la lumière parvenait à peine; il examina le visage des dormeurs étendus le long des murs, inspecta les prisonniers les plus malades qu’on avait traînés à l’écart; mais nulle part il ne put découvrir Lygie. Dans la deuxième et la troisième galerie, ses recherches furent aussi infructueuses.
Cependant, il se faisait tard: les corps étaient enlevés. Les gardiens s’étaient étendus dans les couloirs séparant les caveaux et dormaient; les enfants, las de pleurer, s’étaient tus; on ne percevait que le souffle haletant des poitrines oppressées et, çà et là, encore un murmure de prières.
Vinicius pénétra dans un deuxième caveau, plus petit que les précédents, et leva sa lanterne.
Soudain, il tressaillit; il lui avait semblé apercevoir, sous les barreaux d’un soupirail, la gigantesque silhouette d’Ursus. Il souffla aussitôt son lumignon et s’approcha:
– Est-ce toi, Ursus?
Le géant tourna la tête.
– Qui es-tu?
– Ne me reconnais-tu pas? – dit le jeune homme.
– Tu as éteint la lumière, comment veux-tu que je te reconnaisse?
Mais Vinicius, apercevant Lygie couchée sur un manteau, au pied du mur, vint, sans dire un mot, s’agenouiller auprès d’elle.
Alors Ursus le reconnut et lui dit:
– Béni soit le Christ! Mais ne l’éveille pas, seigneur.
Vinicius, à genoux, la contemplait à travers ses larmes. Malgré l’obscurité, il pouvait distinguer son visage, pâle comme de l’albâtre, et ses épaules amaigries. À cette vue, il ressentit un amour pareil à la plus déchirante douleur, un amour plein de pitié, de vénération et de respect. Il se prosterna, la face contre terre, et posa ses lèvres au bord du manteau sur lequel reposait l’être qui lui était si cher.
Ursus, silencieux, le regarda longtemps; enfin, le tirant par sa tunique:
– Seigneur, – demanda-t-il, – comment es-tu entré? Viens-tu pour la sauver?
Vinicius, incapable de maîtriser son émotion, se releva:
– Indique-moi un moyen, – dit-il enfin.
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