– Je voudrais qu’Ursus pût l’accompagner en route… – dit Vinicius; – je serais plus tranquille…
– Seigneur, – fit Nazaire, – c’est un homme d’une force surhumaine; il brisera les barreaux et la suivra. Dans le mur, qui s’élève au-dessus du précipice, existe une lucarne près de laquelle il n’y a pas de garde. J’apporterai une corde à Ursus, et il se chargera du reste.
– Par Hercule! – s’écria Pétrone, – qu’il s’évade comme il l’entendra; mais pas en même temps qu’elle, ni même deux ou trois jours après, car on le suivrait et l’on découvrirait la retraite de la jeune fille. Par Hercule! vous voulez donc la perdre! Je vous défends de lui parler de Coriola, ou bien je m’en lave les mains.
Tous deux reconnurent la justesse de ces observations, et Nazaire prit congé, promettant de revenir avant l’aube.
Il espérait pouvoir, cette nuit même, s’entendre avec les gardiens; mais auparavant, il avait à voir sa mère qui, en ces temps dangereux, s’inquiétait continuellement de son sort. Pourtant il réfléchit et décida de ne pas chercher d’hommes en ville, mais de choisir et d’acheter l’un de ceux qui emportaient avec lui les cadavres de la prison.
Au moment de quitter Vinicius, Nazaire le prit à part et lui dit tout bas:
– Seigneur, je ne parlerai de nos projets à personne, pas même à ma mère; mais l’Apôtre Pierre a promis de venir chez nous en sortant de l’amphithéâtre, et je veux tout lui confier.
– Tu peux parler à haute voix ici, – répondit Vinicius. – L’Apôtre Pierre était à l’amphithéâtre parmi les gens de Pétrone. D’ailleurs, je t’accompagne.
Il se fit donner un manteau d’esclave et ils sortirent.
Pétrone respira profondément.
«J’ai d’abord souhaité, – songea-t-il, – qu’elle mourût de cette fièvre, car cela eût été moins terrible pour Vinicius. À présent, je suis prêt à sacrifier à Esculape mon trépied d’or pour qu’elle se rétablisse… Eh! Ahénobarbe, tu veux savourer le spectacle des tortures d’un amant! Toi, Augusta, tu as d’abord été jalouse de la beauté de cette fille, et maintenant tu es prête à la dévorer toute crue parce que ton fils Rufius a péri! Toi, Tigellin, tu veux la perdre pour me jouer un tour! Nous allons voir! Je vous dis, moi, que vos yeux ne la contempleront pas dans l’arène; car, ou bien elle mourra de sa mort naturelle, ou bien je l’arracherai à vos gueules de chiens, sans même que vous le sachiez. Et plus tard, chaque fois que je vous regarderai, je me dirai: «Voilà les imbéciles qu’a bernés Pétrone!…»
Très satisfait de ces réflexions, il passa au triclinium et se mit à table avec Eunice. Pendant le souper, le lecteur leur déclama les idylles de Théocrite. Dehors, s’étaient rassemblés des nuages que le vent chassait du Soracte et une tempête soudaine succéda au calme de cette belle nuit d’été. De temps en temps, les grondements du tonnerre se répercutaient sur les sept collines. Eux, étendus côte à côte, savouraient le poète agreste qui disait l’amour des pâtres dans le dialecte musical des Doriens. Ensuite, l’esprit en repos, ils se préparèrent à goûter un paisible sommeil. Mais on annonça le retour de Vinicius et Pétrone se hâta au-devant de lui.
– Eh bien! avez-vous convenu de quelque chose de nouveau? Nazaire est-il déjà allé à la prison?
– Oui, – répliqua le jeune homme, en passant la main sur ses cheveux arrosés par l’ondée, – Nazaire est allé se concerter avec les gardiens, et moi j’ai vu Pierre, qui m’a recommandé de prier et d’avoir confiance.
– C’est bien. Si tout réussit, ainsi que je l’espère, on pourra l’emporter dans la nuit de demain…
– Le fermier sera ici avec ses hommes au lever du jour.
– En effet, le trajet est court. À présent, repose-toi.
Mais Vinicius s’agenouilla dans son cubicule et se mit à prier.
Avant l’aurore, le fermier Niger arriva de Coriola. Par précaution, il avait laissé dans une auberge de Suburre, avec les mulets et la litière, les quatre esclaves de confiance qu’il avait choisis parmi les Bretons.
Vinicius, qui avait veillé toute la nuit, alla au-devant de lui. Et Niger s’émut à la vue de son maître, lui baisa les mains et les yeux, disant:
– Es-tu malade, maître chéri, ou bien les chagrins ont-ils sucé le sang de ton visage? J’ai eu de la peine à te reconnaître d’abord.
Vinicius l’emmena sous le xyste intérieur et, là, lui confia le secret.
Niger l’écoutait avec recueillement, et sur son visage rude et hâlé se peignit une vive émotion, qu’il ne cherchait même pas à dissimuler.
– Alors, elle est chrétienne? – s’écria-t-il.
En même temps, il scrutait Vinicius du regard, et celui-ci, devinant la question contenue dans ce regard, répondit:
– Moi aussi, je suis chrétien.
Des larmes brillèrent dans les yeux de Niger. Après un silence, il leva les bras au ciel et s’écria:
– Merci, ô Christ, d’avoir ôté le voile de ces yeux qui me sont les plus chers au monde!
Il entoura de ses bras la tête de Vinicius et, pleurant de joie, le baisa au front.
Pétrone entra, amenant Nazaire.
– Bonnes nouvelles! – cria-t-il de loin.
En effet, les nouvelles étaient bonnes. D’abord, le médecin Glaucos se portait garant de la vie de Lygie, bien qu’elle fût atteinte de cette même fièvre des prisons dont mouraient chaque jour des centaines de gens, au tullianum et ailleurs. Quant aux gardiens et à l’homme qui contrôlait la mort avec son fer rouge, on les avait achetés, ainsi qu’un aide nommé Attys.
– Nous avons percé des trous dans le cercueil pour qu’elle puisse respirer, – disait Nazaire. – Le seul danger serait qu’elle poussât un gémissement ou dit un mot quand nous passerons à côté des prétoriens. Mais elle est bien faible et reste depuis ce matin les yeux fermés. D’ailleurs Glaucos lui donnera un soporatif qu’il composera lui-même avec des drogues que je lui ai apportées. Le couvercle du cercueil ne sera pas cloué. Vous le soulèverez facilement et vous emporterez la malade dans votre litière, tandis que nous mettrons dans le cercueil un sac de sable que vous tiendrez tout prêt.
À ces paroles, Vinicius devint blanc comme un linge; mais il écoutait avec une attention si aigué qu’il semblait deviner à l’avance ce que Nazaire allait dire.
– Va-t-on emporter d’autres cadavres de la prison? – demanda Pétrone.
– Il est mort cette nuit une vingtaine de personnes et, d’ici ce soir, il en mourra encore quelques-unes, – répondit Nazaire. Nous serons forcés de suivre le convoi, mais nous ralentirons afin de rester en arrière. Au premier coin de rue, mon compagnon se mettra à boiter. De la sorte, on nous distancera. Vous, attendez-nous aux abords du petit temple de Libitine. Dieu veuille que la nuit soit sombre.
– Dieu avisera, – dit Niger. – Hier, la soirée était claire, et soudain un orage a éclaté. Aujourd’hui, le ciel est beau aussi, mais l’air est étouffant. Toutes les nuits, maintenant, il y aura des pluies et des orages.
– Vous irez sans lumières? – demanda Vinicius.
– Ceux qui marchent devant ont seuls des torches. En tout cas, postez-vous aux abords du temple de Libitine dès qu’il fera sombre, bien que nous n’enlevions d’habitude les cadavres qu’un peu avant minuit.
Ils se turent. On n’entendait que la respiration précipitée de Vinicius.
Pétrone se tourna vers lui:
– J’ai dit hier que mieux valait rester tous deux à la maison. À présent, je vois qu’il me sera à moi-même impossible de tenir en place…
Au fait, s’il se fût agi d’une évasion, la plus grande prudence eût été de règle; mais, puisqu’on devait emporter Lygie comme une morte, l’idée ne pouvait venir à personne de soupçonner cette supercherie.
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