– Non pas! – s’écria César. – C’est un faux-fuyant pour esquiver les jeux prochains! Non, non!
– Seigneur, je te jure que j’écris un hymne!
– Alors, tu l’écriras de nuit. Demande à Diane de l’inspirer; en somme, elle est la sœur d’Apollon.
Chilon baissa la tête, en lançant des regards furibonds aux augustans hilares, tandis que César, tourné vers Sénécion et Suilius Nérulin, disait:
– Figurez-vous qu’une moitié seulement des chrétiens réservés pour aujourd’hui a pu être expédiée!
Le vieil Aquilus Regulus, très expert dans les choses du cirque, réfléchit un instant et dit:
– Les spectacles où figurent des gens sans armes et sans art durent presque aussi longtemps et sont moins intéressants.
– Je leur ferai donner des armes, – dit Néron.
Mais le superstitieux Vestinus s’éveilla soudain de ses réflexions, et dit d’une voix mystérieuse:
– Avez-vous remarqué qu’ils voient quelque chose au moment de mourir? Ils regardent le ciel et semblent mourir sans souffrance. Je suis persuadé qu’ils voient quelque chose…
Ce disant, il leva les yeux vers l’ouverture de l’amphithéâtre où déjà la nuit commençait de tendre son velarium semé d’étoiles. Mais les autres lui répondirent par des rires et des hypothèses facétieuses sur ce que les chrétiens pouvaient bien voir à l’heure de la mort. Cependant, César fit un signe aux esclaves qui portaient les torches et quitta le cirque, suivi des vestales, des sénateurs, des dignitaires et des augustans.
La nuit était lumineuse et tiède. Devant le cirque stationnait encore une foule curieuse d’assister au départ de Néron, mais qui paraissait muette et sombre. Des applaudissements s’élevèrent, brusquement éteints.
Du spoliaire sortaient toujours des chariots grinçants chargés des restes ensanglantés des chrétiens.
Pétrone et Vinicius firent le trajet en silence. À proximité de la villa, Pétrone demanda:
– As-tu réfléchi à ce que je t’ai dit?
– Oui, – répondit Vinicius.
– Comprends-tu que c’est maintenant, pour moi aussi, une chose de la plus haute importance? Il faut que je la délivre, malgré César et Tigellin. C’est comme une lutte où je m’obstine à vaincre. C’est comme un jeu où je veux gagner, fût-ce au prix de ma propre vie… Cette journée n’a fait que raffermir mes intentions.
– Le Christ te le rendra!
– Tu verras.
Tandis qu’ils devisaient ainsi, la litière s’arrêta devant la villa; ils descendirent. Aussitôt s’approcha d’eux une sombre silhouette qui demanda:
– Est-ce toi, noble Vinicius?
– Oui, – répondit le tribun, – que me veux-tu?
– Je suis Nazaire, le fils de Myriam. Je viens de la prison et je t’apporte des nouvelles de Lygie.
Vinicius s’appuya sur son épaule et se mit à le regarder dans les yeux, à la lueur des torches, sans pouvoir prononcer un mot. Mais Nazaire devina la question qui mourait sur ses lèvres.
– Elle vit. Ursus m’envoie auprès de toi, seigneur, pour te dire que, dans sa fièvre, elle prie le Seigneur, et répète ton nom.
– Gloire au Christ! – s’écria Vinicius. – Il a le pouvoir de me la rendre.
Et il conduisit Nazaire dans la bibliothèque, où Pétrone les rejoignit bientôt pour entendre ce qu’ils se diraient.
– La maladie l’a sauvée de l’outrage, – disait le jeune homme, – car les bourreaux ont peur. Ursus et le médecin Glaucos veillent jour et nuit près d’elle.
– Les gardiens sont restés les mêmes?
– Oui, seigneur, et elle est dans leur chambre. Nos frères qui étaient dans la prison souterraine sont tous morts, de fièvre ou d’asphyxie.
– Qui es-tu? – demanda Pétrone.
– Le noble Vinicius me connaît. Je suis le fils de la veuve chez qui a habité Lygie.
– Et tu es chrétien?
Le jeune garçon jeta vers Vinicius un regard embarrassé, mais, le voyant en prière, il leva la tête et répondit:
– Oui!
– De quelle façon peut-on entrer dans la prison?
– Je me suis fait embaucher, seigneur, pour enlever les cadavres; je l’ai fait dans le désir de venir en aide à mes frères et de leur procurer des nouvelles.
Pétrone examina avec plus d’attention le joli visage du jeune garçon, ses yeux bleus, ses cheveux noirs et crépus, et lui demanda:
– De quel pays es-tu, mon garçon?
– Je suis galiléen, seigneur.
– Voudrais-tu que Lygie fût libre?
Le jeune homme leva les yeux au ciel:
– Oui, si même je devais mourir ensuite.
Mais Vinicius, qui avait fini de prier, intervint:
– Dis aux gardiens de la mettre dans un cercueil, comme si elle était morte. Trouve des gens qui t’aideront à l’enlever pendant la nuit. À proximité des Fosses Puantes, vous rencontrerez des hommes avec une litière; vous leur livrerez le cercueil. Tu promettras de ma part aux gardiens tout l’or que chacun d’eux pourra emporter dans son manteau.
Tandis qu’il parlait, son visage avait perdu son habituelle expression de torpeur; en lui se réveillait le soldat, et l’espoir lui rendait son énergie d’antan.
Nazaire rougit de joie, leva les mains et s’écria:
– Que le Christ lui rende la santé, car elle sera libre!
– Crois-tu que les gardiens consentiront? – demanda Pétrone.
– Eh! seigneur, pourvu qu’ils soient sûrs de ne pas être châtiés.
– Oui, – ajouta Vinicius, – les gardiens consentaient déjà à sa fuite; ils admettront plus facilement encore qu’on l’enlève comme une morte.
– Il y a un homme, il est vrai, – dit Nazaire, – qui contrôle avec un fer rouge si les corps que nous emportons sont vraiment des cadavres. Mais quelques sesterces suffiront pour qu’il ne touche pas du fer le visage. Pour une pièce d’or, il touchera le cercueil, non le corps.
– Dis-lui qu’il aura une bourse de pièces d’or, – dit Pétrone. – Mais sauras-tu choisir des hommes sûrs?
– Je saurai en trouver qui, pour de l’argent, vendraient leurs femmes et leurs enfants.
– Et où les trouveras-tu?
– Dans la prison même, ou en ville. Une fois corrompus, les gardiens laisseront entrer qui l’on voudra.
– En ce cas, tu m’emmèneras parmi tes hommes, – dit Vinicius.
Mais Pétrone s’y opposa formellement. Les prétoriens pourraient le reconnaître et tout serait perdu.
– Ni dans la prison, ni auprès des Fosses Puantes! – disait Pétrone. – Il faut que tous, César et Tigellin surtout, soient persuadés qu’elle est morte; sinon ils ordonneraient des recherches immédiates. Nous ne pouvons détourner les soupçons qu’en la faisant emporter aux Monts Albains, ou même plus loin, en Sicile, tandis que nous resterons à Rome. Dans une semaine ou deux, tu tomberas malade et tu feras venir le médecin de Néron, qui te prescrira la montagne. Alors vous vous retrouverez et ensuite…
Ici, il réfléchit un instant et, avec un geste évasif, il conclut:
– Ensuite, peut-être que les temps auront changé…
– Que le Christ ait pitié d’elle! – dit Vinicius. – Tu parles de la Sicile, alors qu’elle est malade et peut mourir.
– Nous la cacherons d’abord plus près. Le grand air la guérira. Ne possèdes-tu pas quelque part dans les montagnes un fermier en qui tu puisses avoir confiance?
– Oui! J’en ai un, – répondit Vinicius. – Sur les hauteurs voisines de Coriola j’ai un homme sûr qui m’a porté dans ses bras tout enfant et qui m’est resté dévoué.
Pétrone lui tendit les tablettes.
– Écris-lui de venir demain. J’enverrai sur-le-champ un courrier.
Disant cela, Pétrone appela l’atriensis et lui donna les ordres nécessaires. Quelques instants plus tard, un esclave à cheval partait pour Coriola.
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