Lanius eut des convulsions de bœuf qu’on égorge, laboura le sable de ses pieds, puis se raidit, et resta inerte.
Mercure n’eut pas besoin de vérifier au fer chaud s’il vivait encore. On l’enleva rapidement, et d’autres couples apparurent, suivis enfin de détachements entiers qui se ruèrent au combat. Le peuple y prenait part de l’âme, du cœur et des yeux; il hurlait, rugissait, sifflait, applaudissait, riait, excitait les combattants, délirait de joie. Les gladiateurs, en deux groupes, luttaient avec un acharnement de fauves: les poitrines se heurtaient, les corps s’enlaçaient en de mortelles étreintes, les membres puissants craquaient aux jointures, les glaives plongeaient dans les poitrines et les ventres, les lèvres blêmies éjaculaient des torrents de sang. Quelques novices furent saisis, vers la fin, d’une si complète épouvante que, s’arrachant de la mêlée, ils galopèrent en déroute; mais les mastigophores, de leurs fouets aux lanières garnies de plomb, les y ramenèrent sur-le-champ. Le sable se couvrait de grandes taches noires. À tout instant, des corps nus ou bardés d’airain venaient grossir les rangées, étendues comme des gerbes. Les survivants combattaient sur les cadavres, butaient contre les armures, contre les boucliers, s’ensanglantaient les pieds aux glaives brisés, et s’écroulaient. La populace exultait, s’enivrait de cette orgie de mort, l’aspirait, en rassasiait ses yeux, et, voluptueusement, en emmagasinait les exhalaisons dans sa poitrine.
Bientôt, presque tous les vaincus jonchèrent le sol; seuls, quelques blessés s’agenouillèrent en chancelant au milieu de l’arène et, les mains tendues vers les spectateurs, implorèrent leur grâce. On distribua aux vainqueurs des prix, des couronnes, des rameaux d’olivier. Puis il y eut un moment de répit qui, par ordre du tout-puissant César, se transforma en festin. On alluma les brûle-parfums. Les vaporisateurs déversèrent sur la foule une fine pluie de safran et de violette. On offrait des rafraîchissements, des viandes grillées, des gâteaux doux, du vin, des olives et des fruits. Le peuple dévorait, bavardait et acclamait César, afin de l’inciter à une générosité plus grande encore. En effet, quand furent calmées la faim et la soif, apparurent des centaines d’esclaves, portant des corbeilles pleines de cadeaux. Des éphèbes costumés en amours y plongeaient les deux mains et répartissaient à travers les bancs des objets de toutes sortes. Quand on distribua les tessera de loterie, il y eut une bagarre: les spectateurs se bousculaient, se renversaient, se piétinaient, appelaient au secours, escaladaient des rangées de gradins et s’empilaient en une épouvantable cohue. Celui qui avait la chance d’un bon numéro pouvait gagner une maison avec un jardin, un esclave, un vêtement somptueux, ou bien une bête fauve extraordinaire qu’il revendrait ensuite pour les jeux de l’amphithéâtre. Aussi, la bousculade était-elle souvent si grande que les prétoriens étaient forcés d’y mettre ordre; et, après chaque distribution, on emportait des gens avec jambes ou bras cassés, voire des cadavres.
Les personnes riches ne se mêlaient point à la course aux tessera de loterie. Cette fois, les augustans se divertissaient au spectacle de Chilon et raillaient les vains efforts du Grec pour prouver au public qu’il était capable, tout comme un autre, de regarder un combat et de voir couler le sang. Vainement, l’infortuné fronçait les sourcils, se mordait les lèvres et crispait ses poings jusqu’à s’enfoncer les ongles dans les paumes: son tempérament hellène, autant que sa propre poltronnerie, ne supportaient point de semblables spectacles. La face blême, le front ruisselant de sueur, les yeux creux, claquant des dents, les lèvres bleuies, il s’était affaissé sur son siège, tout le corps secoué de frissons. Après le combat des gladiateurs, il s’était ressaisi. Mais, comme on commençait à le railler, il fut pris soudain de fureur et se mit à riposter hargneusement aux quolibets.
– Eh, Grec! la vue de la peau déchirée t’est donc si insupportable? – lui disait Vatinius en le tirant par la barbe.
Chilon découvrit, dans un rictus, les deux dents jaunâtres qui lui restaient.
– Mon père n’était pas savetier et ne m’a pas appris à la rapiécer, – répliqua-t-il.
– Macte! Habet! – crièrent quelques voix. Mais les autres continuaient à railler:
– Ce n’est pas sa faute s’il a un fromage à la place du cœur! – fit Sénécion.
– Ce n’est pas la tienne si tu as pour tête une vessie! – riposta Chilon.
– Peut-être deviendras-tu gladiateur? Tu ferais bien sur l’arène, avec un filet.
– Si je te prenais, toi, dans mon filet, je prendrais une bête puante.
– Et comment va-t-on traiter les chrétiens? – demanda Festus de Ligurie. – Ne voudrais-tu pas être chien et les mordre?
– Non, je ne voudrais pas être ton frère.
– Eh! va donc, lèpre de Mæotée!
– Va donc, mule de Ligurie!
– La peau te démange, cela se voit! Je ne te conseille pas, cependant, de me prier de te gratter.
– Gratte-toi toi-même. Si tu arraches tes dartres, tu extirperas ce qu’il y a de meilleur en toi.
Et ils le malmenaient ainsi; lui, au milieu de l’hilarité générale, leur rendait invective pour invective. César battant des mains, répétait: « Macte! » et excitait les railleurs. Pétrone s’approcha du Grec et, lui touchant l’épaule de sa frêle baguette d’ivoire sculpté, dit froidement:
– Fort bien, philosophe; mais tu as commis une grave erreur: les dieux t’ont créé filou et tu as voulu te transformer en démon. Voilà pourquoi tu ne tiendras pas jusqu’au bout.
Le vieillard le regarda de ses yeux rouges, sans trouver, cette fois, d’insulte immédiate. Il se tut un instant, puis répondit comme avec effort:
– Je tiendrai!…
Le son des trompes annonça la fin de l’entracte. La foule évacua aussitôt les couloirs où elle s’était massée pour jaser et se dégourdir les jambes. Il y eut un remue-ménage général, bientôt suivi des discussions habituelles au sujet des sièges occupés précédemment. Les sénateurs et les patriciens se hâtaient vers leurs places. Peu à peu, la rumeur s’apaisait et l’ordre s’établissait. Sur l’arène parurent des valets qui, de leurs râteaux, émiettèrent çà et là de petits tas de sable encore agglutinés par le sang.
Le tour des chrétiens était venu. C’était un spectacle nouveau pour le public; nul ne savait comment ils se comporteraient et la curiosité était extrême. Les spectateurs, très attentifs, espéraient des scènes extraordinaires. En même temps, l’hostilité se peignait sur tous les visages: ceux qui allaient paraître étaient des gens qui avaient brûlé Rome et ses trésors séculaires. Ils se nourrissaient du sang des petits enfants, empoisonnaient les fontaines, exécraient le genre humain et perpétraient des crimes infâmes.
Le soleil était monté très haut dans le ciel, et ses rayons, filtrés par le velarium de pourpre, emplissaient à présent l’amphithéâtre d’une lumière sanglante et faisait scintiller le sable de reflets rouges. Quelque chose de terrifiant se dégageait de ces lueurs, de ces visages, du vide de cette arène qui tout à l’heure allait s’emplir de torture humaine et de fureur bestiale. L’atmosphère semblait saturée d’épouvante et de mort. La foule, habituellement joyeuse, s’opiniâtrait à un silence haineux. Les visages avaient une expression implacable.
Sur un signe du préfet, le même vieillard, costumé en Charon, qui avait appelé à la mort les gladiateurs, apparut sur l’arène, la traversa lentement et, dans un silence sourd, heurta par trois fois la porte de son marteau.
Читать дальше