Le jour où devaient commencer les jeux matutinaux, des multitudes de badauds, ravis d’entendre le rugissement des lions, celui plus enroué des panthères, et le hurlement des chiens, attendaient depuis l’aurore l’ouverture des portes. Les bêtes n’avaient pas mangé depuis deux jours; on faisait passer devant leurs cages des quartiers de viande saignante, afin de surexciter leur faim et leur fureur. Par instants, les cris des fauves grondaient si effroyablement que les gens qui se tenaient devant le cirque ne s’entendaient plus parler, et que les plus impressionnables pâlissaient d’effroi. Dès le lever du soleil montèrent dans l’enceinte même du cirque des hymnes sonores et calmes; on écoutait avec stupéfaction en répétant: «Les chrétiens! les chrétiens!» En effet, on les avait transférés à l’amphithéâtre en grand nombre pendant la nuit, et tirés, non d’une seule prison, comme on avait voulu d’abord le faire, mais partiellement de chacune d’elles. La foule savait que le spectacle devait durer des semaines et des mois et l’on discourait à présent sur la question de savoir si, en une seule journée, on pourrait en finir avec ceux qui avaient été désignés pour les jeux de ce jour. Les voix d’hommes, de femmes et d’enfants qui chantaient l’hymne matinale étaient si nombreuses que, de l’avis des connaisseurs, si même on jetait d’un seul coup sur l’arène cent ou deux cents hommes, les bêtes seraient bientôt lassées, repues, et incapables de mettre tout ce monde en pièces. D’autres prétendaient qu’un trop grand nombre de victimes paraissant à la fois dans l’arène éparpillait l’attention et ne permettait pas de jouir aussi bien du spectacle.
À mesure qu’approchait le moment de l’ouverture des vomitoires, le peuple s’animait, devenait joyeux et pérorait sur les choses du cirque. Il se formait des partis tenant, ceux-là pour la plus grande habileté des lions, ceux-ci pour celle des tigres, dans l’art de déchirer les hommes. Çà et là, on pariait. On discutait les chances des gladiateurs qui devaient précéder les chrétiens dans l’arène: les uns prenaient parti pour les Samnites ou les Gaulois, les autres pour les mirmillons, les Thraces ou les rétiaires. Dès l’aube, des groupes de gladiateurs, conduits par les lanistes, commencèrent à affluer vers l’amphithéâtre. Pour ne pas se fatiguer avant l’heure, ils arrivaient sans armes, souvent complètement nus, couronnés de fleurs, des rameaux verts à la main, jeunes, beaux dans la lumière du matin, pleins de vie. Leurs corps luisants d’huile, puissants et comme taillés dans le marbre, ravissaient d’aise le peuple, grand admirateur des formes. Beaucoup d’entre eux étaient connus de la foule et à tout instant on entendait des exclamations: «Salut, Furnius! Salut, Léo! Salut, Maximus! Salut, Diomède!» Les jeunes filles levaient sur eux des yeux énamourés. Eux, distinguaient les plus belles et, comme si nul souci n’eût pesé sur leur tête, leur adressaient des quolibets ou des baisers, ou bien disaient: «Prends-moi, avant que la mort me prenne!» Puis ils disparaissaient derrière les portes par où plus d’un ne devait point ressortir. Sans cesse, des scènes nouvelles sollicitaient l’attention de la foule. Derrière les gladiateurs s’avançaient les mastigophores, armés de fouets, et dont la tâche consistait à exciter le zèle des lutteurs. Ensuite passèrent des mulets traînant vers le spoliaire une file de chariots sur lesquels s’entassaient des cercueils. Cette vue réjouissait le peuple, qui, du nombre des cercueils, concluait à l’énormité du spectacle. Puis venaient, costumés de façon à représenter Charon ou Mercure, les hommes qui achevaient les blessés; puis ceux qui veillaient à l’ordre dans le cirque et désignaient les sièges; les esclaves chargés de servir les mets et les rafraîchissements; enfin les prétoriens que chaque César voulait toujours avoir sous la main dans l’amphithéâtre.
On ouvrit les vomitoires et la foule s’engouffra. Mais elle était si nombreuse que, durant des heures, elle coula intarissable. Il était étonnant que l’amphithéâtre pût engloutir cette incalculable masse d’hommes. Les rugissements des fauves flairant les exhalaisons humaines avaient redoublé à l’ouverture des portes; le peuple, en prenant place à l’intérieur du cirque, grondait comme des flots sous une tempête.
Puis arrivèrent le préfet de la ville avec ses vigiles, et les litières des sénateurs, des consuls, des préteurs, des édiles, des fonctionnaires du palais, des chefs de la garde prétorienne, des patriciens et des dames élégantes. Quelques-unes de ces litières étaient accompagnées de licteurs portant des haches et des faisceaux de verges; d’autres étaient entourées d’esclaves. Les dorures des litières, les vêtements blancs et bariolés, les pendants d’oreilles, les bijoux, les plumes, l’acier des haches, tout cela resplendissait et miroitait sous les rayons du soleil. Du cirque montaient les acclamations du peuple saluant les grands dignitaires. De temps en temps apparaissaient encore de petits détachements de prétoriens.
Après, vinrent les prêtres des différents sanctuaires; derrière eux se faisaient porter les vierges sacrées de Vesta, précédées de licteurs. Pour commencer le spectacle, on n’attendait plus que César. Ne voulant pas abuser de la patience du peuple et soucieux d’acquérir ses bonnes grâces par son empressement, il apparut bientôt en compagnie de l’Augusta et des augustans.
Parmi ces derniers était Pétrone, dans la même litière que Vinicius. Celui-ci savait que Lygie, toujours malade, était dans un état comateux; mais comme, ces derniers jours, l’entrée de la prison avait été sévèrement interdite, comme la garde prétorienne avait été remplacée et n’avait même pas le droit d’adresser la parole aux gardiens de la prison, ni de donner aucun renseignement à ceux qui venaient s’enquérir des prisonniers, Vinicius n’était pas certain que Lygie ne se trouverait pas au nombre des victimes choisies pour le spectacle de ce jour: il n’était pas impossible qu’on traînât aux lions même une malade. D’ailleurs, les patients devant être cousus dans des peaux de bêtes et poussés en tas sur l’arène, personne, parmi les spectateurs, ne pourrait y distinguer quelqu’un qui les intéressât.
Les gardiens et tous les valets de l’amphithéâtre étaient achetés par Vinicius et il avait été convenu que les bestiaires cacheraient Lygie dans un recoin obscur des cunicules, et, la nuit close, la livreraient à un fermier du tribun, qui partirait immédiatement avec elle pour les Monts Albains. Pétrone, mis dans le secret, conseilla à Vinicius de se rendre ouvertement avec lui à l’amphithéâtre, puis de s’échapper à la faveur de la cohue; il descendrait alors en hâte dans les caveaux où, pour éviter toute erreur, il désignerait lui-même Lygie aux gardiens.
Ceux-ci l’introduisirent par une petite porte de service et l’un d’eux, nommé Syrus, le conduisit aussitôt auprès des chrétiens. Chemin faisant, il lui dit:
– Seigneur, je ne sais si tu trouveras qui tu cherches. Nous nous sommes informés d’une jeune fille du nom de Lygie, mais personne n’a pu nous renseigner. Peut-être se défie-t-on de nous.
– Sont-ils nombreux? – demanda Vinicius.
– Oui, seigneur. On en gardera pour demain.
– Y a-t-il parmi eux des malades?
– Au point de ne pouvoir tenir sur leurs jambes, non. Tout en parlant, Syrus ouvrit une porte. Ils entrèrent dans une immense salle basse, très obscure, où la lumière n’avait accès que par des ouvertures grillées prenant jour sur l’arène. D’abord, Vinicius ne put rien distinguer; il n’entendit que le murmure confus des voix dans la salle même et les clameurs du peuple arrivant de l’amphithéâtre. Un moment après, ses yeux s’habituant à l’obscurité aperçurent des groupes d’êtres bizarres, semblables à des loups ou à des ours. C’étaient les chrétiens, cousus dans des peaux de bêtes. Certains étaient debout, les autres priaient à genoux. Seuls, de longs cheveux épandus sur la fourrure révélaient que la victime était une femme. Des mères, telles des louves, portaient dans leurs bras des enfants velus. Mais, sous les toisons, se voyaient des visages radieux et, dans l’ombre, les yeux rayonnaient de joie fiévreuse. On sentait que la plupart de ces gens étaient possédés d’une pensée exclusive, détachée de tout lien terrestre, qui les rendait insensibles à tout ce qui pouvait leur advenir. D’aucuns, questionnés par Vinicius au sujet de Lygie, ne répondaient pas et le regardaient avec des yeux de dormeurs soudain réveillés. D’autres lui souriaient, un doigt sur leurs lèvres, ou bien lui montraient les barreaux à travers lesquels filtrait la lumière. Seuls, des enfants pleuraient, effrayés par le vacarme des bêtes et le fauve accoutrement de leurs parents.
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