Il avançait une chose à laquelle il ne croyait pas lui-même, car, du moment que Néron avait répondu à la prière d’Aliturus par une belle phrase où il se comparait à Brutus, il n’y avait plus de salut pour Lygie.
Par pitié pour Vinicius, il avait également passé sous silence ce qu’il venait d’entendre chez Sénécion: César et Tigellin avaient décidé de choisir, pour leur plaisir personnel et pour celui de leurs amis, les plus belles vierges chrétiennes, et de livrer le reste, le jour même des jeux, aux prétoriens et aux bestiaires.
Sachant qu’en aucun cas Vinicius ne survivrait à Lygie, il se complaisait à raffermir l’espoir du jeune tribun, autant par compassion que par raffinement d’esthète: si Vinicius devait mourir, il mourrait en beauté, et non avec un visage noir d’insomnies.
– Aujourd’hui, je dirai à l’Augusta à peu près ceci: «Sauve Lygie pour Vinicius, et moi, je sauverai Rufius pour toi.» Et je vais vraiment y songer. Avec Barbe d’Airain, un mot dit à propos peut sauver ou perdre quelqu’un. Dans tous les cas, nous gagnerons du temps.
– Merci, – répéta Vinicius.
– La meilleure façon de me remercier, c’est de prendre quelque nourriture et de te reposer. Par Athéné! Odysseus, aux moments les plus difficiles, n’oubliait pas de manger et de dormir. Tu as sans doute passé toute la nuit à la prison?
– Non. J’ai essayé d’y retourner ce matin; mais ils ont reçu l’ordre de ne laisser entrer personne. Tâche donc de savoir si cet ordre est valable pour aujourd’hui seulement, ou jusqu’au jour des jeux.
– Je m’en informerai cette nuit et te dirai demain matin pour combien de temps et pourquoi cet ordre est donné. À présent, je vais me coucher, dût Hélios en descendre, de dépit, dans les régions cimmériennes. Et je te conseille de suivre mon exemple.
Ils se quittèrent; mais Vinicius passa dans la bibliothèque et écrivit à Lygie.
Il porta lui-même sa lettre au centurion chrétien, qui pénétra aussitôt dans la prison et revint bientôt avec un salut de Lygie et la promesse d’une réponse pour le jour même.
Mais Vinicius ne voulait pas rentrer au logis. Il s’assit sur une borne pour attendre la lettre. Déjà le soleil montait dans le ciel et, par le Clivus Argentarius, des foules compactes dévalaient vers le Forum. Les colporteurs énuméraient leurs marchandises; les diseurs de bonne aventure offraient leurs services aux passants; les citoyens se dirigeaient gravement vers les rostres, pour y entendre les orateurs d’occasion ou pour se communiquer les dernières nouvelles. À mesure que la chaleur augmentait, des foules plus nombreuses de fainéants cherchaient un abri sous le péristyle des temples. Des nuées de pigeons quittaient bruyamment le dessous des portiques, leur plumage blanc étincelant dans la lumière du soleil et dans l’azur du ciel.
Sous la caresse des rayons solaires et de la chaleur, Vinicius fermait les yeux. Les cris monotones des gamins qui, près de là, jouaient à la mora, et le pas cadencé des soldats le berçaient. Plusieurs fois encore il leva la tête et dirigea ses regards vers la prison, puis, s’adossant à une arête du rocher, il poussa un soupir, comme un enfant qui s’endort après avoir longtemps pleuré, et s’assoupit.
Bientôt des visions l’assaillirent. Il lui semblait traverser de nuit, en tenant Lygie dans ses bras, une vigne inconnue; Pomponia Græcina marchait devant, une lanterne à la main. Une voix semblable à celle de Pétrone lui criait de loin: «Retourne»; mais lui, sans souci de cette voix, suivait Pomponia jusqu’à une hutte, au seuil de laquelle se tenait l’Apôtre Pierre. Alors, Vinicius montrait Lygie et disait: «Nous venons du cirque, seigneur, et nous ne parvenons pas à l’éveiller. Éveille-la.» Mais Pierre répondait: «Christ lui-même viendra la réveiller.»
Puis, les images devinrent confuses: il voyait en songe Néron, et Poppée tenant dans ses bras le petit Rufius, dont Pétrone lavait la tête ensanglantée, et Tigellin qui éparpillait de la cendre sur les tables couvertes de mets délicats, et Vitellius qui dévorait ces mets, et quantité d’autres augustans assis autour d’un festin. Lui-même était étendu aux côtés de Lygie, mais entre les tables circulaient des lions avec des barbes fauves d’où s’égouttait le sang. Lygie le priait de la faire sortir, mais une torpeur si affreuse pesait sur lui qu’il ne pouvait faire un geste. Puis, ses visions devinrent plus chaotiques encore, et enfin tout plongea dans les ténèbres.
Il fut tiré de son profond engourdissement par l’ardeur du soleil et par des cris qui s’élevèrent soudain tout près de l’endroit où il était assis. Vinicius se frotta les yeux: la rue était grouillante; deux coureurs à tunique jaune écartaient en criant la foule avec leurs joncs, pour faire place à une magnifique litière portée par quatre gigantesques esclaves égyptiens.
Dans la litière était un homme habillé de blanc, dont on ne pouvait distinguer le visage, car il avait les yeux sur un rouleau de papyrus et semblait plongé dans une lecture attentive.
– Place pour le noble augustan! – criaient les coureurs. Mais la rue était si obstruée que force fut à la litière de s’arrêter un instant. Alors l’augustan laissa tomber avec impatience son rouleau et pencha la tête:
– Chassez-moi ces vauriens! Et plus vite!
Soudain, il aperçut Vinicius et releva vivement le rouleau à hauteur de ses yeux.
Vinicius, pensant rêver encore, passa la main sur son front: dans la litière était assis Chilon.
Les coureurs avaient déblayé la voie et les Égyptiens allaient repartir, quand le jeune tribun, qui en un clin d’œil venait de saisir quantité de choses la veille encore incompréhensibles pour lui, s’approcha de la litière.
– Salut à toi, Chilon! – dit-il.
– Jeune homme, – répliqua le Grec avec dignité et orgueil en s’efforçant d’imposer à son visage une expression de calme qui n’était point en son âme, – jeune homme, je te salue; mais ne me retiens pas, car j’ai hâte d’arriver chez mon ami, le noble Tigellin.
Vinicius s’appuya au rebord de la litière, se pencha vers Chilon et, le regardant droit dans les yeux, lui dit d’une voix sourde:
– Tu as vendu Lygie!
– Colosse de Memnon! – s’écria l’autre avec terreur.
Mais le regard de Vinicius n’exprimait aucune menace et la peur du vieux Grec s’évanouit aussitôt. Il se souvint qu’il était sous la protection de Tigellin et de César lui-même, deux puissances devant lesquelles tout tremblait, qu’il était entouré d’esclaves athlétiques, et que Vinicius était là, sans armes, le visage émacié et le corps courbé par la douleur.
Cette pensée raviva sa hardiesse. Il fixa sur Vinicius ses yeux cerclés de sang et chuchota en réponse:
– Mais toi, quand je mourais de faim, tu m’as fais fouetter.
Ils se turent un instant; puis Vinicius reprit, d’une voix étouffée:
– J’ai été injuste, Chilon!…
Le Grec leva la tête et, faisant claquer ses doigts, ce qui, à Rome, était une marque de mépris, il répliqua très haut, pour être entendu de tout le monde:
– Ami, si tu as quelque chose à me demander, viens à ma maison de l’Esquilin dans la matinée; c’est alors qu’après mon bain je reçois mes invités et mes clients.
Il fit un signe et les Égyptiens enlevèrent la litière, tandis que les coureurs, faisant tournoyer leurs joncs, criaient:
– Place pour la litière du noble Chilon Chilonidès! Place! Place!
Lygie, en une longue lettre hâtivement écrite, disait pour jamais adieu à Vinicius. Elle savait que nul n’ayant désormais le droit de pénétrer dans la prison, elle ne le reverrait que dans l’arène. Et elle le priait d’assister aux jeux, car elle voulait le voir encore une fois en sa vie.
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