Ces nouvelles, à mesure qu’elles parvenaient à Vinicius, lui enlevaient les dernières lueurs d’espoir. Tant qu’il avait eu du temps devant lui, il avait pu se faire illusion sur la possibilité d’intervenir. Maintenant, les heures étaient comptées. Les jeux devaient commencer incessamment. Chaque jour, Lygie pouvait être jetée dans le caniculum (galerie souterraine) du cirque, n’ayant qu’une unique issue: l’arène. Vinicius, ignorant où le sort l’avait conduite, se mit à parcourir tous les cirques, à soudoyer les gardes et les bestiarii, leur demandant ce qu’ils ne pouvaient faire. Parfois, il s’apercevait que ses démarches, en somme, n’avaient plus qu’un but: rendre moins épouvantable la mort de la jeune fille. Et son cerveau brûlait sous son crâne comme un brasier ardent.
Il espérait d’ailleurs ne pas lui survivre et il décida de périr avec elle. En même temps il sentait que la violence de sa douleur pourrait tarir en lui les dernières sources de la vie avant même que le terrible instant fût arrivé. Et ses amis, y compris Pétrone, craignaient aussi qu’avant peu s’ouvrît devant lui le royaume des ombres. Son visage était devenu terreux et ressemblait aux masques de cire qui ornent les lararia. Sur ses traits s’était figée la stupeur et il semblait ne pas comprendre ce qui lui était arrivé, ni ce qui pouvait lui arriver encore. Quand on lui adressait la parole, il se prenait machinalement la tête, pressait ses tempes entre ses deux mains et considérait avec un regard effrayé et investigateur celui qui lui parlait. Il passait ses nuits avec Ursus à la porte de la cellule de Lygie et lorsqu’elle lui disait d’aller se reposer, il s’en revenait chez Pétrone où, jusqu’au matin, il déambulait de long en large dans l’atrium. Souvent, les esclaves le trouvaient à genoux, les mains levées vers le ciel, ou bien prosterné le visage contre terre. Il implorait le Christ, son ultime espoir. Tout l’avait leurré! Lygie ne pouvait être désormais sauvée que par un miracle. Il se meurtrissait le front contre les dalles et réclamait ce miracle.
Toutefois, il avait encore assez de lucidité pour espérer que la prière de l’apôtre Pierre serait plus efficace que la sienne. Pierre lui avait promis Lygie, Pierre l’avait baptisé, Pierre faisait des miracles: que Pierre vînt à son aide et le secourût!
Une nuit, il partit à sa recherche. Les chrétiens, qui n’étaient plus guère nombreux, le cachaient maintenant avec soin, même entre eux, de crainte que quelqu’un, par faiblesse, pût le trahir volontairement ou non. Au milieu du désarroi général et tout préoccupé du salut de Lygie, Vinicius avait perdu de vue l’Apôtre et ne l’avait rencontré qu’une seule fois depuis son baptême, avant le commencement des persécutions.
Il se rendit dans la hutte du carrier, là même où il avait été baptisé, et il apprit de cet homme qu’une assemblée des chrétiens allait avoir lieu dans les vignes de Cornelius Pudens, derrière la Porte Salaria. Le carrier lui proposa de l’y conduire, l’assurant qu’ils y trouveraient Pierre.
Ils sortirent donc à la nuit tombante, dépassèrent les murs et, après avoir longé des ravins hérissés de buissons, ils atteignirent les vignes situées dans un lieu écarté.
La réunion se tenait dans un hangar qui servait de pressoir. Avant d’y pénétrer, Vinicius perçut le murmure des prières et, dès le seuil, il distingua, à la pâle lueur des lanternes, quelques dizaines de personnes agenouillées et priant. On récitait une litanie et le chœur des voix masculines et féminines répétait à tout instant: «Christ, aie pitié de nous!» Et les voix frémissaient de poignant désespoir.
Pierre était là. Il était agenouillé en avant de tous, devant une croix de bois clouée à la muraille, et il priait. Vinicius reconnut de loin ses cheveux blancs et ses mains tendues. Sa première pensée fut de traverser les groupes et d’aller se jeter aux pieds de l’Apôtre en lui criant: «Sauve-nous!» Mais était-ce la solennité de la prière ou sa propre faiblesse? ses genoux fléchirent et il resta là, à l’entrée, gémissant, les mains jointes, et répétant: «Christ, aie pitié de nous!»
S’il eût joui de toute sa conscience, il eût compris que ses gémissements à lui n’étaient pas les seuls à être suppliants, qu’il n’était pas seul à apporter ici ses souffrances, sa douleur et son anxiété. Dans ces groupes, il n’y avait pas une âme humaine qui n’eût perdu des êtres chers; et, quand les plus courageux et les plus actifs des adorateurs du Christ étaient emprisonnés, quand chaque heure marquait pour les prisonniers de nouvelles souffrances et de nouvelles hontes, quand l’étendue du malheur avait dépassé toute attente, quand il ne restait plus qu’une poignée de chrétiens, il n’y avait plus parmi eux un seul cœur qui hésitât dans sa foi et qui interrogeât avec anxiété: «Où est le Christ? Pourquoi permet-il au mal d’être plus puissant que Dieu?»
Et malgré tout, on Le suppliait avec désespoir de manifester sa miséricorde. Dans chaque âme couvait encore l’étincelle d’une espérance qu’il viendrait, qu’il écraserait le mal, qu’il précipiterait Néron dans l’abîme et régnerait sur l’univers. Ils regardaient encore vers les deux, tendaient encore l’oreille, suppliaient encore en tremblant. À mesure qu’il répétait: «Christ, aie pitié de nous!» Vinicius se sentit possédé de la même exaltation qui l’avait saisi jadis dans la hutte du carrier. Les chrétiens L’appelaient du fond de leur douleur, du fond de l’abîme. Pierre L’appelle: un instant, et le ciel va s’ouvrir, la terre trembler sur ses bases, et dans un rayonnement immense, avec des étoiles à ses pieds, le Christ descendra, miséricordieux et effrayant… et Il élèvera les fidèles et commandera aux abîmes d’engloutir les persécuteurs.
Vinicius se couvrit le visage de ses mains et se prosterna.
Soudain, un grand silence se fit, comme si la terreur eût cloué toutes les lèvres.
Et il sentit l’imminence du miracle. Il était certain qu’en se relevant, en ouvrant les yeux, il verrait la clarté qui aveugle les prunelles humaines, il entendrait la voix qui fait défaillir les cœurs. Mais rien ne troublait le silence.
Ce n’est qu’au bruit des sanglots des femmes que Vinicius se redressa et regarda devant lui, effaré. Dans le hangar, au lieu de miraculeuses clartés, vacillaient les lueurs chétives des lanternes et, par une fente du toit, la lune épandait des nappes argentées.
Les gens agenouillés autour de Vinicius élevaient vers la croix leurs yeux baignés de larmes; çà et là éclataient des sanglots et du dehors parvenaient les sifflements prudents des hommes qui guettaient. Alors, tourné vers l’assemblée, Pierre dit:
– Mes frères, élevez vos âmes vers le Sauveur et offrez-Lui vos larmes.
Il se tut.
Du sein de la communauté monta une voix de femme, voix de plainte amère et d’incommensurable douleur.
– Je suis veuve. J’avais un fils qui me faisait vivre… Rends-le moi, Seigneur!
Puis c’était de nouveau le silence. Debout devant le groupe agenouillé, Pierre semblait maintenant l’image de la faiblesse et de l’impuissance.
Une autre voix gémit:
– Les bourreaux ont outragé ma fille, et Christ l’a permis.
Puis une troisième:
– Je suis restée seule avec mes enfants. Si l’on me prend, qui donc leur donnera le pain et l’eau?
Une quatrième:
– Ils avaient épargné Linus!… Et ils viennent de le prendre et le torturent.
Une cinquième enfin:
– Si nous rentrons, les prétoriens vont nous saisir. Nous ne savons plus où nous cacher.
– Malheur à nous!… Qui donc nous défendra?…
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