Ainsi s’exhalaient leurs plaintes, une à une, dans le calme de la nuit.
Le vieux pêcheur avait fermé les yeux et branlait sa tête blanche, sur toute cette douleur, toute cette épouvante. De nouveau on n’entendait plus rien, sinon, au dehors, les timides sifflets des guetteurs.
Vinicius se releva d’un bond; il voulait se frayer un passage à travers les groupes, atteindre l’Apôtre, lui demander assistance. Mais soudain il crut voir devant lui un abîme et ses jambes fléchirent. Si l’Apôtre allait confesser son impuissance, reconnaître le César romain plus formidable que le Christ de Nazareth? La terreur fit dresser ses cheveux sur sa tête. Alors, l’abîme n’engloutirait pas seulement ce qui lui restait d’espoir, mais l’engloutirait lui-même, et Lygie, et son amour pour le Christ, et la foi, et tout, tout ce qui le faisait vivre, et il n’y aurait plus que la mort, et la nuit infinie, immense comme la mer.
Cependant Pierre s’était mis à parler d’une voix d’abord si faible qu’on l’entendait à peine:
– Mes enfants, sur le Golgotha, je les ai vus clouant Dieu à la croix. J’ai entendu leurs marteaux; et je les ai vus dressant la croix, afin que les multitudes pussent contempler la mort du Fils de l’Homme.
…
Et je les ai vus qui perçaient son flanc, et lui, je l’ai vu mourir.
Et, au retour du crucifiement, moi aussi je criais dans ma douleur: «Hélas! hélas! Seigneur, Tu es Dieu! Pourquoi avoir souffert cela, pourquoi être mort, et pourquoi avoir désespéré notre cœur, à nous qui avions foi dans la venue de ton règne?».
…
Mais Dieu, notre Seigneur et notre Maître, ressuscita le troisième jour, et il resta parmi nous jusqu’au moment où, dans une clarté infinie, il entra dans son royaume…
Et, comprenant notre peu de foi, nous nous sommes raffermis dans nos cœurs, et depuis ce jour nous semons la semence divine.»
…
Il se tourna vers celle qui la première avait proféré sa plainte et continua d’une voix plus forte:
– Pourquoi vous plaignez-vous?… Dieu lui-même s’est soumis à la torture et à la mort, et vous voulez qu’il vous en défende? Hommes de peu de foi, avez-vous compris Ses paroles? Vous a-t-il donc promis uniquement cette vie terrestre? Voici qu’il s’approche et vous dit: «Suivez ma route.» Voici qu’il vous élève vers Lui! Et des deux mains vous vous cramponnez à cette terre en criant: «Au secours, Seigneur!» Je ne suis devant Dieu que poussière, mais devant vous je suis son Apôtre et son Vicaire, et je vous le déclare au nom du Christ: Non! ce qui est devant vous ce n’est pas la mort, mais la vie; ce ne sont pas des larmes ni des gémissements, mais l’allégresse; ce n’est pas la douleur, mais l’inaltérable joie; ce n’est pas l’esclavage, mais la royauté! Moi, Apôtre de Dieu, je te le dis, ô veuve, ton fils ne mourra point, mais il naîtra dans la gloire pour la vie éternelle, et tu le retrouveras! À toi, père, dont les bourreaux ont souillé la vierge, je te promets que tu la retrouveras plus blanche que les lis d’Hébron! À vous tous, qui verrez mourir ceux que vous chérissez, à vous les accablés, les infortunés, les terrifiés, et à vous qui allez mourir, je vous dis au nom du Christ que vous passerez ainsi que du sommeil à un réveil de bonheur, et de la nuit à l’aurore de Dieu. Au nom du Christ, que tombent de vos yeux les écailles et que s’enflamment vos cœurs!
Il leva la main comme pour donner un ordre. Et ils sentirent un sang nouveau dans leurs veines et un frisson dans tout leur corps. Car devant eux se dressait non plus un vieillard courbé et accablé, mais un homme puissant qui relevait leurs âmes de la poussière et de l’anxiété.
Plusieurs voix s’écrièrent:
– Amen!
Les yeux de l’Apôtre étincelaient d’une lueur de plus en plus ardente et de tout son être émanaient la force, la majesté, la sainteté. Les têtes s’inclinèrent devant lui, et dès que les voix se turent, il reprit:
– Semez dans la peine, afin de récolter dans la joie. Pourquoi redouter la puissance du Mal? Plus haut que la terre, plus haut que Rome, plus haut que les villes et leurs murailles, il y a le Seigneur qui habite en vous. Les pierres s’humecteront de vos larmes et le sable de votre sang, et les fosses se rempliront de vos cadavres. Et moi, je vous dis: c’est vous les vainqueurs! Le Seigneur s’avance à l’assaut de cette ville de crime, d’oppression et d’orgueil, et vous êtes sa légion! Et de même que par son supplice et par son sang, il a racheté les péchés du monde, il veut, Lui, que par votre supplice et votre sang vous rachetiez ce nid d’iniquité!… Et il vous l’annonce par ma bouche!
L’Apôtre étendit le bras, leva les yeux au ciel et demeura immobile. Tous sentaient que son regard voyait ce que leurs yeux périssables, à eux, ne pouvaient découvrir.
Sa face rayonnait et ses yeux brillaient d’extase. Puis de nouveau sa voix se fit entendre:
– Tu es ici, Seigneur, et tu me montres la voie!… Ainsi, ô Christ, ce n’est point à Jérusalem, mais dans cette cité de Satan que tu veux fonder ta capitale! Ici, avec ces larmes et ce sang, tu veux édifier ton Église! Ici, où règne Néron, devra s’ériger ton royaume éternel! Oh! Seigneur! Seigneur! Et tu ordonnes à ces créatures terrifiées de faire de leurs ossements la base de la Sainte Sion! Et tu ordonnes à mon âme de régner sur ton Église et sur les peuples de l’univers!… Et voici que tu verses au cœur des faibles la force pour qu’ils deviennent puissants; voici que tu m’ordonnes de paître ici tes brebis jusqu’à la consommation des siècles… Sois loué dans tes volontés, ô Toi qui commandes de vaincre. Hosanna! Hosanna!…
Et ceux qui étaient inquiets se rassurèrent; et ceux qui avaient douté retrouvèrent leur foi. Ici on clamait: Hosanna!… Là: Pro Christo!… Et de nouveau tout se tut.
Les éclairs des nuits chaudes illuminaient le hangar et les visages pâles d’émotion.
Pierre, abîmé dans son extase, pria longtemps encore. Enfin, il se releva, tourna vers la communauté son visage inspiré et rayonnant:
– Or, de même que le Seigneur a vaincu en vous le doute, vous irez et vaincrez en Son nom!
Il savait déjà qu’ils vaincraient, il savait ce qui naîtrait de leur sang et de leurs pleurs, et pourtant sa voix frémissait d’émotion quand il se mit à les bénir du signe de la croix.
– Je vous bénis, mes enfants, pour les supplices, pour la mort, pour l’éternité!
Mais ils l’entourèrent, suppliants:
– Nous sommes prêts; mais toi, sauve ta tête sacrée, car tu es le Vicaire du Seigneur!
Et ils s’accrochaient à ses vêtements, tandis qu’il leur imposait les mains et les bénissait un à un, ainsi que le père bénit ses enfants pour un lointain voyage. Puis ils quittèrent le hangar, ayant hâte de rentrer chez eux, pour passer de là dans les prisons et dans l’arène. Leurs pensées étaient dégagées de tous liens terrestres; leurs âmes dirigeaient leur vol vers l’éternité et ils allaient comme dans un rêve, pleins d’enthousiasme, opposer la force qui était en eux à la force et à la férocité de la «Bête».
Nereus, serviteur de Pudens, emmena l’Apôtre et le conduisit à travers la vigne, par un sentier secret, vers sa demeure. Dans la clarté nocturne, Vinicius les suivit, et dès qu’ils eurent atteint la hutte de Nereus, il se jeta aux pieds de l’Apôtre.
Pierre, le reconnaissant, lui demanda:
– Que veux-tu, mon fils?
Mais après ce qu’il avait entendu à l’assemblée, Vinicius n’osait plus rien demander. Il embrassa les pieds de l’Apôtre, y appuya son front en sanglotant et implora la pitié par son silence.
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