A mon avis, aucune de ces affirmations n'est fausse, mais il faut en ajouter une autre pour compléter le tableau • si, en dépit des différentes sources d'information dont ils disposaient, la majorité des Allemands ne savait pas ce qui se passait, c'est parce qu'ils ne voulaient pas savoir, ou plutôt parce qu'ils voulaient ne rien savoir Il est vrai sans aucun doute que le terrorisme d'État est une arme très puissante, à laquelle il est bien difficile de résister, mais il est également vrai que le peuple allemand, dans son ensemble, n'a pas même tenté de résister Dans l'Allemagne hitlérienne, les règles du savoir-vivre étaient d'un genre tout particulier • ceux qui savaient ne parlaient pas, ceux qui ne savaient pas ne posaient pas de questions, ceux qui posaient des questions n'obtenaient pas de réponse C'était de cette façon que le citoyen allemand type conquérait et défendait son ignorance, ignorance qui lui apparaissait comme une justification suffisante de son adhésion au nazisme en se fermant la bouche et les yeux, en se bouchant les oreilles, il cultivait l'illusion qu'il ne savait nen, et qu'il n'était donc pas complice de ce qui se passait devant sa porte
Savoir, et faire savoir autour de soi était pourtant un moyen – pas si dangereux, au fond – de prendre ses distances vis-à-vis du nazisme, je pense que le peuple allemand, dans son ensemble, n'y a pas eu recours, et je le considère pleinement coupable de cette omission délibérée
3. Y avait-il des prisonniers qui s'évadaient des Lager? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de rebellions en masse?
Ces questions figurent parmi celles qui me sont posées le plus fréquemment, et j'en déduis qu'elles doivent correspondre à quelque curiosité ou exigence particulièrement importante Elles m'incitent à 1 optimisme, car elles témoignent que les jeunes d'aujourd'hui ressentent la liberté comme un bien inaliénable, et que pour eux l'idée de prison est immédiatement liée à celle d'évasion ou de révolte Du reste, il est vrai que dans différents pays le code militaire fait un devoir au prisonnier de guerre de chercher a se libérer par tous les moyens pour rejoindre son poste de combat, et que selon la Convention de La Haye la tentative d'évasion ne doit pas être punie L'évasion comme obligation morale constitue un des thèmes récurrents de la littérature romantique (souvenez-vous du comte de Monte-Cristo), de la littérature populaire et du cinéma, ou le héros, injustement – ou même justement – emprisonne, tente toujours de s'évader, même dans les circonstances les plus invraisemblables, et voit son entreprise invariablement couronnée de succès
Peut être est-il bon que la condition de prisonnier, la privation de la liberté, soit ressentie comme une situation indue, anormale comme une maladie, en somme, dont on ne peut guénr que par la fuite ou par la révolte Mais malheureusement ce tableau gênerai est loin de ressembler au cadre réel des camps de concentration
Les tentatives de fuite parmi les prisonniers d'Auschwitz, par exemple, s'elevent a quelques centaines, et les évasions réussies à quelques dizaines S'évader était difficile et extrêmement dangereux en plus du fait qu'ils étaient démoralises, les prisonniers étaient physiquement affaiblis par la faim et les mauvais traitements, ils avaient le crâne rase, portaient un uniforme rayé immédiatement reconnaissable et des sabots de bois qui leur interdisaient de marcher vite et sans faire de bruit, ils n'avaient pas d'argent, ne parlaient généralement pas le polonais qui était la langue locale, n'avaient pas de contacts dans la région et manquaient même d'une simple connaissance géographique des lieux De plus, les tentatives d'évasion entraînaient des représailles féroces celui qui se faisait prendre était pendu publiquement sur la place de I Appel, souvent après d'atroces tortures, lorsqu'une évasion était découverte, les amis de l'evade étaient considères comme ses complices et condamnes à mourir de faim dans les cellules de la prison, tous les hommes de sa baraque devaient rester debout pendant vingt-quatre heures et parfois les parents mêmes du «coupable» étaient arrêtes et déportés
Les soldats SS qui tuaient un prisonnier au cours d'une tentative d évasion se voyaient gratifier d'une permission exceptionnelle Si bien qu'il arrivait souvent qu'un SS abatte un détenu qui n avait aucune intention de s'enfuir, dans le seul but d'obtenir la permission D'où une augmentation artificielle du nombre des tentatives d évasion figurant dans les statistiques officielles, comme je l'ai déjà dit, le nombre effectif était en réalité très réduit Dans de telles conditions, les rares cas d évasion réussis, à Auschwitz par exemple, se limitent à quelques prisonniers «aryens» (c'est-à-dire non juifs dans la terminologie de l'epoque), qui habitaient à peu de distance du Lager et avaient par conséquent un endroit ou aller et l'assurance d'être protèges par la population Dans les autres camps, les choses se passèrent de façon analogue
Quant au fait qu'il n'y ait pas eu de révoltes, la question est un peu différente Tout d'abord il convient de rappeler que des insurrections ont effectivement eu lieu dans certains Lager à Treblinka, à Sobibor, et aussi à Birkenau, un des camps dépendant d'Auschwitz Ces insurrections n'eurent pas une grande importance numérique tout comme celle du ghetto de Varsovie, elles constituent plutôt d'extraordinaires exemples de force morale Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d'une manière ou d'une autre d'un statut privilégie, et qui se trouvaient donc dans de meilleures conditions physiques et morales que les prisonniers ordinaires Cela n'a rien de surprenant le fait que ce soit ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n'est un paradoxe qu'en apparence En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-proletanat Les «loques» ne se révoltent pas
Dans les camps de prisonniers politiques ou dans ceux où les prisonniers politiques étaient les plus nombreux, l'expérience acquise de la lutte clandestine fut précieuse et aboutit souvent, plus qu'à des révoltes ouvertes, à des activités d'autodéfense assez efficaces Selon le Lager et l'époque, on réussit ainsi à faire pression sur les SS ou a les corrompre de manière à limiter l'effet de leur pouvoir indiscriminé, on parvint à saboter le travail destiné aux industries de guerre allemandes, a organiser des évasions, à communiquer par radio avec les Allies en leur fournissant des informations sur les terribles conditions de vie des camps, a améliorer le traitement des malades en faisant mettre des médecins prisonniers à la place des médecins SS, à «orienter» les sélections en envoyant à la mort les mouchards ou les traîtres et en sauvant les prisonniers dont la survie, pour une raison quelconque, avait une importance particulière, a se préparer a la résistance armée au cas ou, sous la pression du front ennemi, les Allemands auraient décide (comme cela se produisit souvent) de procéder à la liquidation générale des Lager
Dans les camps à prédominance juive, comme ceux d'Auschwitz, il était particulièrement difficile d'envisager une défense quelconque, active ou passive Les prisonniers, en effet, n'avaient généralement aucune expérience de militant ou de soldat, ils provenaient de tous les pays d'Europe, parlaient des langues différentes et ne se comprenaient pas entre eux, et surtout, ils étaient plus affamés, plus faibles et plus épuisés que les autres, d'abord parce que leurs conditions de vie étaient plus dures, et ensuite parce qu'ils avaient souvent derrière eux tout un passe de faim, de persécutions et d'humiliations subies dans les ghettos dont ils arrivaient. Avec, pour ultime conséquence, cette particularité que leur séjour au Lager était tragiquement court: ils constituaient en somme une population fluctuante, sans cesse décimée par la mort et constamment renouvelée par l'arrivée de convois successifs. Il n'est pas surprenant que le germe de la révolte ait eu du mal à s'enraciner dans un tissu humain aussi détériore et aussi instable.
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