Le soir, dans la baraque 14, on chantait
Aucun de nous ne se sentait la force de faire les deux kilomètres qui nous séparaient du camp anglais et d'en revenir ensuite pesamment chargé. Mais, indirectement, l'heureuse expédition s'avéra une bonne affaire pour beaucoup d'entre nous L'inégale répartition des biens provoqua un regain du commerce et de l'industrie Dans notre petite chambre infestée de maladies naquit une fabrique de bougies, pourvues de mèches imbibées d'acide borique et coulées dans des moules en carton Les riches de la baraque 14 écoulaient la totalité de notre production, nous payant avec du lard et de la farine
C'était moi qui avais trouve le bloc de cire vierge dans l'Elektromagazin (l'entrepôt de matériel électrique) Je me rappelle encore l'expression désappointée de ceux qui me virent partir avec, et du dialogue qui s'ensuivit
– Qu'est-ce que tu vas en faire?
Ce n'était pas le moment de divulguer un secret de fabrication Je m'entendis prononcer mot pour mot la réponse que j'avais si souvent entendue dans la bouche des anciens du camp, et ou s'exprime leur principal titre de gloire leur qualité de «bons prisonniers», de débrouillards qui savent toujours se tirer d'affaire
– Ich verstehe verschiedene Sachen (Je m'y connais en pas mal de choses)
25 janvier . Ce fut le tour de Somogyi C'était un chimiste hongrois d'une cinquantaine d'années, grand, maigre et taciturne Comme le Hollandais, il se remettait lentement du typhus et de la scarlatine, mais il se produisit quelque chose de nouveau Il fut pris d'une très forte fièvre Depuis cinq jours peut-être, il n'avait pas prononcé un mot, quand il ouvrit la bouche ce jour-la, ce fut pour nous dire d'une voix ferme
– J'ai une ration de pain sous ma paillasse Partagez-la entre vous trois Moi, je ne mangerai plus
Nous ne trouvâmes rien à répondre, mais ne touchâmes pas au pain dans l'immédiat Toute une moitié de son visage avait enfle Tant qu'il fut conscient, il resta enfermé dans un silence obstiné
Mais le soir, et toute la nuit, et pendant deux longs jours, le délire eut raison de son silence Livre a un ultime et interminable rêve de soumission et d'esclavage, il se mit a murmurer «Jawohl» chaque fois qu'il respirait, au rythme continu et régulier d'une machine, «Jawohl» à chaque fois que sa pauvre cage thoracique s'abaissait, «Jawohl» des milliers de fois, à nous faire venir l'envie de le secouer, de l'étouffer, ou au moins de l'obliger à dire autre chose.
Jamais comme alors je n'ai compris combien la mort d'un homme est laborieuse.
Dehors, c'était toujours le grand silence. Le nombre des corbeaux avait beaucoup augmenté, et nous savions tous pourquoi. Le dialogue de l'artillerie ne revenait plus que de loin en loin.
Nous nous répétions l'un l'autre que les Russes n'allaient pas tarder à arriver, qu'ils seraient là demain; tout le monde le proclamait bien haut, tout le monde en était sûr, mais personne ne parvenait à se pénétrer sereinement de cette idée. Car, au Lager, on perd l'habitude d'espérer, et on en vient même à douter de son propre jugement. Au Lager, l'usage de la pensée est inutile, puisque les événements se déroulent le plus souvent de manière imprévisible; il est néfaste, puisqu'il entretient en nous cette sensibilité génératrice de douleur, qu'une loi naturelle d'origine providentielle se charge d'émousser lorsque les souffrances dépassent une certaine limite.
Comme on se lasse de la joie, de la peur, et de la douleur elle-même, on se lasse aussi de l'attente. Arrivés le 25 janvier, huit jours après la rupture avec le monde féroce du Lager – qui n'en restait pas moins un monde -, nous étions pour la plupart trop épuisés même pour attendre.
Le soir, autour du poêle, encore une fois Charles, Arthur et moi, nous nous sentîmes redevenir hommes. Nous pouvions parler de tout. J'écoutais avec passion Arthur qui racontait les dimanches de Provenchères dans les Vosges, et Charles pleurait presque quand j'évoquai l'armistice en Italie, les débuts troubles et désespérés de la résistance des Partisans, l'homme qui nous avait trahis et.îotre capture dans les montagnes.
Dans le noir, derrière nous et au-dessus de nous, les huit malades ne perdaient pas un mot de notre conversation, même ceux qui ne comprenaient pas le français. Seul Somogyi s'acharnait à confirmer sa dédition à la mort.
26 janvier . Nous appartenions à un monde de morts et de larves. La dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en nous. L'œuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été portée à terme par les Allemands vaincus: ils avaient bel et bien fait de nous des bêtes.
Celui qui tue est un homme, celui qui commet ou subit une injustice est un homme. Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là n'est pas un homme. Celui qui a attendu que son voisin finisse de mourir pour lui prendre un quart de pain, est, même s'il n'est pas fautif, plus éloigné du modèle de l'homme pensant que le plus fruste des Pygmées et le plus abominable des sadiques.
Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous: aussi peut-on qualifier de non humaine l'expérience de qui a vécu des jours où l'homme a été un objet aux yeux de l'homme. Et si nous nous en sommes sortis tous trois à peu près indemnes, nous devons nous en être mutuellement reconnaissants; et c'est pour cela que mon amitié avec Charles résistera au temps.
Mais à des milliers de mètres au-dessus de nous, dans les trouées des nuages gris, se déroulaient les miracles compliqués des duels aériens. Au-dessus de nous, qui étions nus, impuissants, désarmés, des hommes de notre temps cherchaient à se donner réciproquement la mort par les moyens les plus raffinés. Un seul geste de leur main pouvait provoquer la destruction du camp tout entier et anéantir des milliers d'hommes; alors que toutes nos énergies, toutes nos volontés mises ensemble n'auraient pas suffi à prolonger d'une seule minute la vie d'un seul d'entre nous.
La sarabande cessa avec la nuit, et la chambre s'emplit à nouveau du monologue de Somogyi.
Dans le noir, je m'éveillai en sursaut. « L'pauv' vieux » se taisait: c'en était fini pour lui. Un ultime sursaut de vie l'avait jeté à bas de sa couchette: j'avais entendu le choc de ses genoux, de ses hanches, de ses épaules et de sa tête.
– La mort l'a chassé de son lit , fut le mot d'Arthur.
Nous ne pouvions évidemment pas le transporter dehors en pleine nuit. Il ne nous restait plus qu'à nous rendormir.
27 janvier . L'aube. Sur le plancher, l'ignoble tumulte de membres raidis, la chose Somogyi.
Il y a plus urgent à faire: on ne peut pas se laver, avant de le toucher il faut d'abord faire la cuisine et manger. Et puis « rien de si dégoûtant que les débordements », comme dit fort justement Arthur: il faut vider le seau. Les vivants sont plus exigeants; les morts peuvent attendre. Nous nous mîmes au travail comme les autres jours.
Les Russes arrivèrent alors que Charles et moi étions en train de transporter Somogyi à quelque distance de là. Il était très léger. Nous renversâmes le brancard sur la neige grise.
Charles ôta son calot. Je regrettai de ne pas en avoir un.
Des onze malades de l'Infektionsabteilung, Somogyi fut le seul à mourir pendant ces dix jours. Dorget (je n'ai pas encore parlé de lui jusqu'ici: c'était un industriel français qui avait attrapé une diphtérie nasale après avoir été opéré d'une péritonite), Sertelet, Cagnolati, Towarowski et Lakmaker sont morts quelques semaines plus tard à l'infirmerie russe provisoire d'Auschwitz. En avril, à Katowice, j'ai rencontré Schenk et Alcalai, tous deux en bonne santé. Arthur est retourné chez lui à bon port; quant à Charles, il a repris sa profession d'instituteur; nous avons échangé de longues lettres et j'espère bien le revoir un jour.
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