Primo Levi - Si c'est un homme

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"On est volontiers persuadé d'avoir lu beaucoup de choses à propos de l'holocauste, on est convaincu d'en savoir au moins autant. Et, convenons-en avec une sincérité égale au sentiment de la honte, quelquefois, devant l'accumulation, on a envie de crier grâce. C'est que l'on n'a pas encore entendu Levi analyser la nature complexe de l'état du malheur. Peu l'ont prouvé aussi bien que Levi, qui a l'air de nous retenir par les basques au bord du menaçant oubli : si la littérature n'est pas écrite pour rappeler les morts aux vivants, elle n'est que futilité." Angelo Rinaldi." 'Si c'est un homme', occupe une place centrale dans la littérature de témoignage sur l'extermination des Juifs d'Europe et l'univers concentrationnaire."J.-B. Marongiu – "Libération"

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La nuit nous réserva de mauvaises surprises.

Lakmaker, dont la couchette se trouvait au-dessous de la mienne, n'était plus qu'un pauvre débris humain. C'était (ou plutôt il avait été) un juif hollandais de dix-sept ans, grand, maigre, affable Il était alité depuis trois mois et on se demande comment il avait échappé aux sélections. Il avait d'abord eu le typhus, puis la scarlatine; entre-temps nous avions décelé chez lui une grave malformation cardiaque, et pour finir il était couvert d'escarres au point de ne pouvoir rester allongé que sur le ventre. Avec tout ça, un appétit féroce. Il ne parlait que le hollandais, et aucun de nous ne le comprenait

Ce fut peut-être à cause de la soupe aux choux et aux navets, dont Lakmaker avait voulu deux rations. Toujours est-il qu'au milieu de la nuit il se mit à gémir, puis se jeta à bas de son lit. Il tenta d'atteindre le seau, mais il était trop faible et s'écroula, pleurant et cnant très fort.

Charles alluma la lumière (l'accumulateur se révéla providentiel) et nous pûmes constater la gravité de l'accident La couchette de Lakmaker et le plancher étaient souillés. L'odeur, dans l'atmosphère confinée, devenait rapidement insupportable. Nous n'avions qu'une toute petite réserve d'eau et pas la moindre couverture ou paillasse de rechange. Et le malheureux garçon, avec son typhus, constituait un terrible foyer d'infection; par ailleurs, il était hors de question de le laisser toute la nuit surle plancher, à gémir et grelotter au milieu des excréments.

Charles descendit du lit et s'habilla en silence. Tandis que Je tenais la lampe, il découpa au couteau tous les endroits sales de la paillasse et des couvertures; puis, soulevant Lakmaker avec la délicatesse d'une mère, il le nettoya tant bien que mal avec de la paille tirée du matelas, et le déposa à bout de bras sur le lit refait, dans la seule position que le malheureux pût supporter. Il racla le plancher avec un bout de tôle, délaya un peu de chloramine, et répandit partout du désinfectant, y compris sur lui-même.

Je mesurais son abnégation à la fatigue qu'il m'aurait fallu vaincre pour faire ce qu'il faisait.

23 janvier . Notre réserve de pommes de terre était épuisée. Depuis plusieurs jours, le bruit courait qu'il y avait non loin du camp, quelque part de l'autre côté des barbelés, un énorme silo de pommes de terre.

Il faut croire que quelque pionnier méconnu avait fait de patientes recherches, ou que quelqu'un connaissait l'endroit avec précision, car le matin du 23 un tronçon de barbelés avait été arraché, et une double procession de misérables entrait et sortait par cette brèche.

Nous nous mîmes donc en route, Charles et moi, dans le vent de la plaine livide. Nous dépassâmes la barrière abattue.

Dis donc, Primo, on est dehors!

Eh bien oui! pour la première fois depuis le jour de mon arrestation, je me trouvais libre, sans gardiens armés, sans barbelés entre ma maison et moi.

Les pommes de terre étaient là, à quatre cents mètres du camp peut-être: un trésor. Deux très longues fosses, pleines de pommes de terre recouvertes de couches alternées de terre et de paille pour les protéger du gel. Personne ne mourrait plus de faim.

Mais ce fut un rude labeur que leur extraction. Le gel avait rendu la surface du sol dure comme du marbre. En donnant de grands coups de pioche, on arrivait à entamer la croûte et à mettre à nu la réserve, mais la plupart préféraient se glisser dans les excavations faites par d'autres, et s'y enfoncer très profondément, pour passer ensuite les pommes de terre aux camarades qui attendaient dehors. Un vieil Hongrois avait été surpris là par la mort. Il gisait raidi dans la posture de l'affamé: la tête et les épaules sous le monticule de terre, le ventre dans la neige, il tendait les mains vers les pommes de terre. Mais quelqu'un après lui déplaça le corps d'un mètre et reprit le travail à travers l'ouverture ainsi dégagée.

Dès lors notre ordinaire s'améliora. En plus des pommes de terre bouillies et de la soupe de pommes de terre, nous offrîmes à nos malades des beignets de pommes de terre. C'était une recette d'Arthur: on racle les pommes de terre crues sur des pommes de terre bouillies et légèrement écrasées; puis on fait rôtir le tout sur une plaque de tôle chauffée à blanc. Ces beignets avaient un goût de suie.

Mais Sertelet ne put en profiter, car son mal empirait. Non seulement sa voix s'était faite de plus en plus nasale, mais ce jour-là il ne réussit plus à avaler le moindre aliment: quelque chose s'était détérioré dans sa gorge, chaque bouchée menaçait de l'étouffer.

J'allai chercher un médecin hongrois resté en tant que malade dans la baraque d'en face. A peine eut-il entendu prononcer le mot de diphtérie qu'il recula de trois pas et m'enjoignit de sortir.

A titre de simple réconfort moral, je fis à tout le monde des instillations nasales d'huile camphrée. J'assurai à Sertelet que cela lui ferait du bien et tâchai moi-même de m'en convaincre.

24 janvier . La liberté. La brèche dans les barbelés nous en donnait l'image concrète. A bien y réfléchir, cela voulait dire plus d'Allemands, plus de sélections, plus de travail, ni de coups, ni d'appels, et peu:-être, après, le retour.

Mais il fallait faire un effort pour s'en convaincre, et personne n'avait le temps de se réjouir à cette idée. Autour de nous, tout n'était que mort et destruction.

Face à notre fenêtre, les cadavres s'amoncelaient désormais au-dessus de la fosse. En dépit des pommes de terre, nous étions tous dans un état d'extrême faiblesse: dans le camp, aucun malade ne guérissait, et plus d'un au contraire attrapait une pneumonie ou la diarrhée; ceux qui n'étaient pas en état de bouger, ou qui n'en avaient pas l'énergie, restaient étendus sur leurs couchettes, engourdis et rigides de froid, et quand ils mouraient, personne ne s'en apercevait.

Les autres étaient tous effroyablement affaiblis: après des mois et des années de Lager, ce ne sont pas des pommes de terre qui peuvent rendre des forces à un homme Lorsque, après avoir préparé la soupe, nous avions fini de traîner les vingt-cinq litres de ration quotidienne des lavabos à la chambre, nous devions, Charles et moi, nous jeter sur nos couchettes, haletants, tandis qu'Arthur, avec les gestes sûrs de la bonne ménagère, procédait à la distribution de la soupe, veillant à mettre de côté les trois rations de « rabiot pour les travailleurs » et un peu de fond de marmite « pour les Italiens d'à côté ».

Dans la seconde chambre des Infectieux, elle aussi contigue a la nôtre, et occupée en majorité par des tuberculeux, la situation était bien différente. Tous ceux qui avaient pu le faire étaient allés s'installer dans d'autres baraques Les camarades les plus gravement atteints et les plus faibles s'éteignaient un a un dans la solitude

J'étais entré là un matin pour me faire prêter une aiguille. Un malade râlait dans une des couchettes supérieures Il m'entendit, se dressa sur son séant, puis s'affaissa d'un coup, le buste hors du ht, penché vers moi, les bras raides et les yeux blancs Celui de la couchette inférieure tendit automatiquement les bras pour retenir ce corps, et s'aperçut alors que l'homme était mort Il céda lentement sous le poids, l'autre glissa sur le sol et y resta. Personne ne savait son nom.

Mais dans la baraque 14, il y avait du nouveau C'était la baraque des opérés, dont certains étaient en assez bonne santé Ils organisèrent une expédition au camp des prisonniers de guerre anglais, qu'on supposait avoir été évacué. Ce fut une entreprise fructueuse Ils revinrent habillés en kaki, avec une charrette pleine de merveilles insoupçonnées • de la margarine, du concentré pour flans, du lard, de la fanne de soja, de l'eau-de-vie.

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