Lorsque la fenêtre défoncée fut réparée et que le poêle commença à réchauffer l'atmosphère, il se produisit en nous tous comme une sensation de détente, et c'est alors que Towarowski (un Franco-Polonais de vingt-trois ans qui avait le typhus) fit cette proposition aux autres malades: pourquoi ne pas offrir chacun une tranche de pain aux trois travailleurs? Ce fut aussitôt chose faite.
La veille encore, pareil événement eût été inconcevable. La loi du Lager disait: «mange ton pain, et si tu peux celui de ton voisin»; elle ignorait la gratitude. C'était bien le signe que le Lager était mort.
Ce fut là le premier geste humain échangé entre nous. Et c'est avec ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous le lent processus par lequel, nous qui n'étions pas morts, nous avons cessé d'être des Hâftlinge pour apprendre à redevenir des hommes.
Arthur s'était assez bien remis, mais évita dès lors de s'exposer au froid; il se chargea d'alimenter le poêle, de faire cuire les pommes de terre, de nettoyer la chambre et d'assister les malades. Charles et moi, nous nous partageâmes les corvées à l'extérieur. Nous avions encore une heure devant nous avant la tombée de la nuit: partis en expédition, nous revînmes avec un demi-litre d'alcool à brûler et une boîte de levure de bière que quelqu'un avait jetée dans la neige. Nous distribuâmes les pommes de terre, et une cuillerée de levure de bière par personne. Je pensais vaguement que cela pouvait avoir un effet salutaire contre le manque de vitamines.
La nuit tomba; notre chambre était la seule de tout le camp à avoir un poêle, et nous n'en étions pas peu fiers. Beaucoup de malades des autres services se bousculaient à notre porte, mais la carrure imposante de Charles les tenait à distance. Nous ne songions ni les uns ni les autres que le contact inévitable avec des malades contagieux rendait l'accès de notre chambre extrêmement dangereux, et qu'attraper la diphtérie dans les conditions où nous étions, c'était se vouer plus sûrement à la mort que de se jeter d'un troisième étage.
Moi-même, quoique conscient du danger, je ne m'en inquiétais guère: je m'étais habitué depuis trop longtemps à l'idée de mourir de maladie comme à une éventualité parmi d'autres, contre laquelle il n'y avait rien à faire. Et la pensée ne m'effleurait même pas que j'aurais pu aller réinstaller dans une autre chambre ou dans une autre baraque où le risque de contagion eût été moindre; c'était ici que nous avions installé, de nos propres mains, un poêle autour duquel nous étions tous bien au chaud, ici que j'avais mon lit; ici que me retenait désormais le lien qui nous unissait, nous les onze malades de l'Infektionsabteilung.
On entendait, à intervalles très espacés, le fracas proche et lointain des échanges d'artillerie, et de temps en temps un crépitement de fusils automatiques. Dans l'obscurité, trouée seulement par le rougeoiement des braises, nous restions assis, Charles, Arthur et moi, à fumer des cigarettes d'herbes aromatiques trouvées aux cuisines, et à parler de bien des choses du passé et de l'avenir. Au milieu de l'immense plaine occupée par le gel et la guerre, dans cette petite chambre obscure remplie de germes, nous nous sentions en paix avec nous-mêmes et avec le monde. Nous étions rompus de fatigue, mais nous avions l'impression, après si longtemps, d'avoir finalement fait quelque chose d'utile; comme Dieu peut-être au soir du premier jour de la Création.
20 janvier . L'aube parut: j'étais de service pour allumer le poêle. En plus d'une faiblesse générale, mes articulations douloureuses me rappelaient à chaque instant que ma scarlatine était loin d'être guérie. L'idée de devoir me plonger dans l'air glacial pour aller chercher du feu dans les autres baraques me faisait trembler d'horreur.
Je me rappelai les pierres à briquet; j'imbibai d'alcool un morceau de papier, sur lequel je raclai patiemment une des pierres jusqu'à ce qu'elle eût formé un petit tas de poudre noire, puis je me mis à racler plus fort avec le couteau. Il y eut quelques étincelles, puis la poudre déflagra, faisant jaillir sur le papier la petite flamme pâle de l'alcool.
Arthur descendit de sa couchette avec enthousiasme et fit réchauffer des pommes de terre bouillies de la veille, à raison de trois par personne; après quoi, toujours affamés et frissonnants, nous repartîmes tous deux en éclaireurs dans le camp dévasté.
Il ne nous restait plus que deux jours de vivres (en l'occurrence des pommes de terre); pour l'eau, nous en étions réduits à faire fondre de la neige: l'opération était laborieuse car nous manquions de grands récipients; on obtenait un liquide trouble et noirâtre, qu'il fallait filtrer.
Le camp était silencieux. Nous croisions d'autres spectres affamés, partis eux aussi en expédition, la barbe longue, les yeux caves, les membres squelettiques et jaunâtres flottant dans des guenilles. D'un pas mal assuré, ils entraient et sortaient, revenant des baraques désertes avec les objets les plus hétéroclites: haches, seaux, louches, clous; tout pouvait servir, et les plus clairvoyants avaient déjà en vue de fructueux échanges avec les Polonais de la campagne avoisinante.
Aux cuisines, deux de ces créatures se disputaient les quelques dizaines de pommes de terre pourries encore disponibles. Agrippés l'un à l'autre par leurs vêtements en loques, ils se battaient avec des gestes curieusement lents et flous, proférant entre leurs lèvres gelées des injures en yiddish.
Il y avait dans la cour de l'entrepôt deux grands tas de choux et de navets (de ces gros navets insipides qui constituaient la base de notre alimentation). Ils étaient tellement gelés qu'on ne pouvait les détacher qu'à coups de pioche. En nous relayant et en frappant de toutes nos forces, nous réussîmes, Charles et moi, à en extraire une cinquantaine de kilos. Mais ce n'est pas tout: Charles dénicha un paquet de sel, et (« une fameuse trouvaille ») un bidon d'une cinquantaine de litres d'eau transformée en bloc de glace.
Nous chargeâmes le tout sur une charrette à bras (de celles qui servaient auparavant à apporter la soupe aux baraques: il y en avait un grand nombre abandonnées un peu partout), et nous rentrâmes en la poussant péniblement dans la neige.
Ce jour-là, nous nous contentâmes encore de pommes de terre bouillies et de tranches de navets grillées sur le poêle, mais Arthur nous promit pour le lendemain d'importantes innovations.
Dans l'après-midi, je me rendis à l'ex-dispensaire, à la recherche de quelque chose d'utile. On était déjà passé par là: tout avait été mis sens dessus dessous par des pillards inexperts. Pas une bouteille qui ne fût brisée; sur le plancher, une épaisse couche de chiffons, d'excréments et de bandages; un cadavre nu et convulsé. Mais je tombai sur quelque chose qui avait échappé à mes devanciers: une batterie de camion. J'en touchai les pôles avec mon couteau: il y eut une petite étincelle. La batterie était chargée.
Le soir, nous avions l'électricité dans notre chambre.
De mon lit, je voyais par la fenêtre un bon morceau de route: depuis trois jours déjà la Wehrmacht en fuite y défilait par vagues successives. Blindés, chars «tigres» camouflés en blanc, Allemands à cheval, Allemands à bicyclette, Allemands à pied, avec ou sans armes. Le fracas des chenilles résonnait dans la nuit bien avant l'apparition des tanks.
– Ça roule encore? demandait Charles.
– Ça roule toujours.
Cela semblait ne jamais devoir finir.
21 janvier . Pourtant cela finit. A l'aube du 21, la plaine nous apparut déserte et rigide, blanche à perte de vue sous le vol des corbeaux, mortellement triste.
J'aurais presque préféré voir encore quelque chose bouger. Même les civils polonais avaient disparu, calfeutrés Dieu sait où. Même le vent semblait s'être arrêté. Je n'avais qu'un désir: rester au lit sous les couvertures, m'abandonner à la fatigue totale des muscles, des nerfs et de la volonté; attendre que la fin vienne, ou qu'elle ne vienne pas, peu importait: comme un mort.
Читать дальше