Primo Levi - Si c'est un homme

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"On est volontiers persuadé d'avoir lu beaucoup de choses à propos de l'holocauste, on est convaincu d'en savoir au moins autant. Et, convenons-en avec une sincérité égale au sentiment de la honte, quelquefois, devant l'accumulation, on a envie de crier grâce. C'est que l'on n'a pas encore entendu Levi analyser la nature complexe de l'état du malheur. Peu l'ont prouvé aussi bien que Levi, qui a l'air de nous retenir par les basques au bord du menaçant oubli : si la littérature n'est pas écrite pour rappeler les morts aux vivants, elle n'est que futilité." Angelo Rinaldi." 'Si c'est un homme', occupe une place centrale dans la littérature de témoignage sur l'extermination des Juifs d'Europe et l'univers concentrationnaire."J.-B. Marongiu – "Libération"

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Je dévisageai un par un mes compagnons de chambrée • il était clair que c'aurait été peine perdue de leur en parler. Us m'auraient répondu «Et alors9» et c'est tout Mais avec les Français, ce n'était pas la même chose, ils étaient encore frais

– Vous ne savez pas? leur dis-je, demain on évacue le camp

Ils m'accablèrent de questions

– Ou ça 7 A pied 9 Même les malades 9 Même ceux qui ne peuvent pas marcher 9

Us savaient que j'étais un ancien du camp et que je comprenais l'allemand, et ils en concluaient que j'en savais là-dessus beaucoup plus que je ne voulais l'admettre

Je ne savais rien d'autre, je le leur dis, mais ils n'en continuèrent pas moins a me questionner Quelle barbe ' Mais c'est qu'ils venaient d'arriver au Lager, ils n'avaient pas encore appris qu'au Lager on ne pose pas de questions

Dans l'apres-midi, le médecin grec vint nous rendre visite Il annonça que même parmi les malades, tous ceux qui étaient en état de marcher recevraient des souliers et des vêtements, et partiraient le lendemain avec les bienportants pour une marche de vingt kilomètres Les autres resteraient au K B, confies à un personnel d'assistance choisi parmi les malades les moins gravement atteints.

Le médecin manifestait une hilarité insolite, il avait l'air ivre Je le connaissais, c'était un homme cultivé, intelligent, égoïste et calculateur Il ajouta qu'on distribuerait à tout le monde, sans distinction, une triple ration de pain, ce qui mit en joie les malades Quelques-uns voulurent savoir ce qu'on allait faire de nous Il répondit que probablement les Allemands nous abandonneraient à nous-mêmes non, il ne pensait pas qu'ils nous tueraient Il ne faisait pas grand effort pour cacher qu'il pensait le contraire, sa gaieté même était significative

Il était déjà équipé pour la marche, dès qu'il fut sorti, les deux jeunes Hongrois se mirent à parler entre eux avec animation Leur période de convalescence était presque achevée, mais ils étaient encore très faibles On voyait qu'ils avaient peur de rester avec les malades et qu'ils projetaient de partir avec les autres Il ne s'agissait pas d'un raisonnement de leur part. moi aussi, probablement, si je ne m'étais pas senti aussi faible, j'aurais obéi à l'instinct grégaire, la terreur est éminemment contagieuse, et l'individu terrorisé cherche avant tout à fuir

A travers les murs de la baraque, on percevait dans le camp une agitation insolite. L'un des deux Hongrois se leva, sortit et revint une demi-heure après avec un chargement de nippes immondes, qu'il avait dû récupérer au magasin des effets destines à la désinfection Imite de son compagnon, il s'habilla fébrilement, enfilant ces loques les unes sur les autres On voyait qu'ils avaient hâte de se trouver devant le fait accompli, avant que la peur ne les fît reculer.

Ils étaient fous de s'imaginer qu'ils allaient pouvoir marcher, ne fût-ce qu'une heure, faibles comme ils étaient, et qui plus est dans la neige, avec ces souliers percés trouvés au dernier moment J'essayai de le leur faire comprendre, mais ils me regardèrent sans repondre Ils avaient des yeux de bête traquée.

L'espace d'un court instant, l'idée m'effleura qu'ils pouvaient bien avoir raison. Ils sortirent par la fenêtre avec des gestes embarrassés, et je les vis, paquets informes, s'éloigner dans la nuit d'un pas mal assuré. Ils ne sont pas revenus; j'ai su beaucoup plus tard que, ne pouvant plus suivre, ils avaient été abattus par les SS au bout des premières heures de route.

Moi aussi, j'avais besoin d'une paire de chaussures: c'était clair. Mais il me fallut peut-être une heure pour arriver à vaincre la nausée, la fièvre et l'inertie. J'en trouvai une paire dans le couloir (les prisonniers en partance avaient saccagé le dépôt de chaussures du K.B. et avaient pris les meilleures: les plus abîmées, percées et dépareillées traînaient dans tous les coins). Juste à ce moment-là je tombai sur l'Alsacien Kosman. Dans le civil, il était correspondant de l'agence Reuter à Clermont-Ferrand: lui aussi était agité et euphorique. Il me dit:

– Si jamais tu arrivais avant moi, écris au maire de Metz que je suis sur le chemin du retour.

Kosman étant connu pour ses relations avec les prominents, son optimisme me parut de bon augure, et j'en profitai pour me justifier à mes propres yeux de mon inertie. Je cachai les souliers et retournai au lit.

Le médecin grec refit une apparition tard dans la nuit, coiffé d'un passe-montagne, un sac sur les épaules. Il lança un roman français sur ma couchette:

– Tiens, lis ça, l'Italien. Tu me le rendras quand on se reverra.

Aujourd'hui encore, je le hais pour ces mots-là. Il savait que nous étions condamnés.

Finalement, ce fut le tour d'Alberto, venu me dire au revoir par la fenêtre, au mépris de l'interdiction. Nous étions devenus des inséparables: «les deux Italiens», comme nous appelaient nos camarades étrangers qui, le plus souvent, confondaient nos prénoms. Depuis six mois nous partagions la même couchette et chaque gramme d'extra «organisé» par nos soins; mais Alberto avait eu la scarlatine quand il était enfant, et moi je n'avais pu le contaminer. Il partit donc, et je restai. Nous nous dîmes au revoir en peu de mots: nous nous étions déjà dit tant de fois tout ce que nous avions à nous dire… Nous ne pensions pas rester séparés bien longtemps. Il avait trouvé de gros souliers de cuir, en assez bon état: il était de ceux qui trouvent immédiatement tout ce dont ils ont besoin.

Lui aussi était joyeux et confiant, comme tous ceux qui partaient. Et c'était compréhensible: on s'attendait à quelque chose de grand et de nouveau; on sentait finalement autour de soi une force qui n'était pas celle de l'Allemagne, on sentait matériellement craquer de toutes parts ce monde maudit qui avait été le nôtre. Ou du moins tel était le sentiment des bien-portants qui, malgré la fatigue et la faim, étaient encore capables de se mouvoir; mais il est indéniable qu'un homme épuisé, nu ou sans chaussures, pense et sent différemment; et ce qui dominait alors dans nos esprits, c'était la sensation paralysante d'être totalement vulnérables et à la merci du destin.

Tous les hommes valides (à l'exception de quelques individus bien conseillés qui, au dernier moment, s'étaient déshabillés et glissés dans des couchettes d'infirmerie) partirent dans la nuit du 17 janvier 1945. Vingt mille hommes environ, provenant de différents camps. Presque tous disparurent durant la marche d'évacuation: Alberto est de ceux-là. Quelqu'un écrira peut-être un jour leur histoire.

Nous restâmes donc sur nos grabats, seuls avec nos maladies et notre apathie plus forte que la peur.

Dans tout le K.B. nous étions peut-être huit cents. Dans notre chambre, nous n'étions plus que onze, installés chacun dans une couchette, sauf Charles et Arthur qui dormaient ensemble. Au moment où la grande machine du Lager s'éteignait définitivement, commençaient pour nous dix jours hors du monde et hors du temps.

18 janvier . La nuit de l'évacuation, les cuisines du camp avaient encore fonctionné, et le lendemain matin, à l'infirmerie, on nous distribua la soupe pour la dernière fois. L'installation de chauffage central ne fonctionnait plus; il y avait encore un reste de chaleur dans les baraques, mais à chaque heure qui passait, la température baissait, et il était clair que nous ne tarderions pas à souffrir du froid. Dehors il devait faire au moins 20° au-dessous de zéro; la plupart des malades, quand ils avaient quelque chose sur la peau, n'avaient qu'une chemise.

Personne ne savait ce que nous allions devenir. Quelques SS étaient restés là, quelques miradors étaient encore occupés.

Vers midi, un officier SS fit le tour des baraques. Dans chacune d'elles, il nomma un chef de baraque choisi parmi les non-juifs qui étaient restes, et donna l'ordre d'établir immédiatement une liste séparée des malades juifs et non juifs La situation semblait claire Personne ne s'étonna de voir les Allemands conserver jusqu'au bout leur amour national pour les classifications, et il n'y eut plus aucun juif pour penser sérieusement qu'il serait encore vivant le lendemain

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