Primo Levi - Si c'est un homme

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"On est volontiers persuadé d'avoir lu beaucoup de choses à propos de l'holocauste, on est convaincu d'en savoir au moins autant. Et, convenons-en avec une sincérité égale au sentiment de la honte, quelquefois, devant l'accumulation, on a envie de crier grâce. C'est que l'on n'a pas encore entendu Levi analyser la nature complexe de l'état du malheur. Peu l'ont prouvé aussi bien que Levi, qui a l'air de nous retenir par les basques au bord du menaçant oubli : si la littérature n'est pas écrite pour rappeler les morts aux vivants, elle n'est que futilité." Angelo Rinaldi." 'Si c'est un homme', occupe une place centrale dans la littérature de témoignage sur l'extermination des Juifs d'Europe et l'univers concentrationnaire."J.-B. Marongiu – "Libération"

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Les camarades du Kommando m'envient, et ils ont raison; ne devrais-je pas m'estimer heureux? Pourtant, tous les matins, je n'ai pas plus tôt laissé derrière moi le vent qui fait rage et franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes côtés la compagne de tous les moments de trêve, du K.B. et des dimanches de repos: la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de se sentir homme, qui me mord comme un chien à l'instant où ma conscience émerge de l'obscurité. Alors je prends mon crayon et mon cahier, et j'écris ce que je ne pourrais dire à personne.

Et puis il y a les femmes. Depuis combien de temps n'en ai-je pas vu? A la Buna, on rencontrait assez souvent les ouvrières ukrainiennes et polonaises, en pantalon et veste de cuir, lourdes et brutales comme leurs hommes. Echevelées et suantes l'été, fagotées dans d'épais vêtements l'hiver, maniant la pelle et la pioche: nous n'avions pas l'impression d'avoir affaire à des femmes.

Ici, c'est différent. Devant les filles du laboratoire, nous nous sentons tous trois mourir de honte et de gêne. Nous savons à quoi nous ressemblons: nous nous voyons l'un l'autre, et il nous arrive parfois de nous servir d'une vitre comme miroir. Nous sommes ridicules et répugnants. Notre crâne est complètement chauve le lundi, et couvert d'une courte mousse brunâtre le samedi. Nous avons le visage jaune et bouffi, tailladé en permanence par la main hâtive du barbier et souvent marqué de bleus et de vilaines plaies. Nous avons un cou long et noueux comme des poulets déplumés. Nos habits sont incroyablement crasseux, couverts de taches de boue, de sang et de gras; le pantalon de Kandel lui arrive à mi-mollets, découvrant des chevilles anguleuses et poilues; ma veste me pend des épaules comme d'un portemanteau. Nous sommes pleins de puces et souvent nous nous grattons sans retenue; nous sommes obligés de demander à aller aux latrines avec une fréquence humiliante. Nos sabots de bois, où s'accumulent en couches alternées la boue séchée et la graisse réglementaire, font un bruit épouvantable.

Quant à notre odeur, nous y sommes désormais habitués, mais les filles non, et elles ne perdent pas une occasion de nous le faire comprendre. Ce n'est pas une odeur quelconque de malpropreté, c'est l'odeur de Hàftling, fade et douceâtre, celle qui nous a accueillis à notre arrivée au camp et qui s'exhale, tenace, des dortoirs, des cuisines, des lavabos et des W.-C. du Lager. On l'attrape tout de suite et on ne s'en défait plus: «Si jeune et il pue déjà!», c'est la formule d'accueil réservée aux nouveaux venus.

Ces filles nous font l'effet de créatures venues d'une autre planète. Ce sont trois jeunes Allemandes, plus une Polonaise, Fràulein Liczba, qui est magasinière, et la secrétaire, Frau Mayer. Elles ont une peau lisse et rosée; elles portent de jolis vêtements colorés, propres et chauds; elles ont des cheveux blonds, longs et bien coiffés; elles parlent avec grâce et bonne éducation et, au lieu de ranger et de nettoyer le laboratoire comme elles devraient le faire, elles fument des cigarettes dans les coins, mangent publiquement des tartines de confiture, se liment les ongles, cassent beaucoup d'objets en verre, et cherchent à en faire retomber la faute sur nous. Quand elles balaient, elles balaient nos pieds. Elles ne nous adressent pas la parole et font la moue quand elles nous voient nous traîner à travers le laboratoire, misérables, crasseux, gauches et trébuchant sur nos sabots. Une fois, j'ai demandé un renseignement à Fraulein Liczba; elle ne m'a pas répondu mais s'est tournée vers Stawinoga d'un air indisposé et lui a parlé d'un ton bref. Je n'ai pas compris la phrase, mais «Stinkjude», je l'ai entendu clairement, et mon sang n'a fait qu'un tour. Stawinoga m'a dit que pour toutes les questions de travail, il fallait s'adresser directement à lui.

Ces jeunes filles chantent, comme chantent toutes les jeunes filles de tous les laboratoires du monde, et cela nous rend profondément malheureux. Elles bavardent entre elles: elles parlent du rationnement, de leurs fiancés, de leurs foyers, des fêtes qui approchent…

– Tu vas chez toi, dimanche? Moi non, c'est tellement embêtant de voyager!

– Moi j'irai à Noël. Plus que deux semaines, et ce sera de nouveau Noël: c'est incroyable ce que cette année est vite passée!

Cette année est vite passée. L'année dernière, à la même heure, j'étais un homme libre: hors-la-loi, mais libre; j'avais un nom et une famille, un esprit curieux et inquiet, un corps agile et sain. Je pensais à toutes sortes de choses très lointaines: à mon travail, à la fin de la guerre, au bien et au mal, à la nature des choses et aux lois qui gouvernent les actions des hommes; et aussi aux montagnes, aux chansons, à l'amour, à la musique, à la poésie. J'avais une confiance énorme, inébranlable et stupide dans la bienveillance du destin, et les mots «tuer» et «mourir» avaient pour moi un sens tout extérieur et littéraire. Mes journées étaient tristes et gaies, mais je les regrettais toutes, toutes étaient pleines et positives; l'avenir s'ouvrait devant moi comme une grande richesse. De ma vie d'alors il ne me reste plus aujourd'hui que la force d'endurer la faim et le froid; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer.

Si je parlais mieux l'allemand, je pourrais essayer d'expliquer tout cela à Frau Mayer; mais elle ne comprendrait certainement pas, et quand bien même elle serait assez intelligente et assez bonne pour comprendre, elle ne pourrait pas supporter ma vue, elle me fuirait, comme on fuit le contact d'un malade incurable ou d'un condamné à mort. Ou peut-être me donnerait-elle un bon pour un demi-litre de soupe civile.

Cette année est vite passée.

16 LE DERNIER

Noël est proche maintenant. Alberto et moi avançons épaule contre épaule dans la longue file grise, le dos courbé pour mieux nous protéger du vent. Il fait nuit et il neige; ce n'est pas facile de se tenir debout, encore moins de marcher au pas et en rang: de temps en temps, devant nous, quelqu'un trébuche et roule dans la boue noire, et il faut faire un effort d'attention pour l'éviter et reprendre sa place dans la colonne.

Depuis que je suis au Laboratoire, Alberto et moi nous ne travaillons plus ensemble et nous avons toujours beaucoup de choses à nous dire. D'habitude, il ne s'agit pas de sujets très relevés: le travail, les camarades, le pain, le froid; mais depuis une semaine il y a du nouveau: Lorenzo nous apporte chaque soir trois ou quatre litres de soupe pris sur la ration des ouvriers civils italiens. Pour résoudre le problème du transport, nous avons dû nous procurer ce qu'on appelle ici une «menaschka», c'est-à-dire une gamelle hors série en tôle de zinc, plutôt un seau qu'une gamelle. Silberlust, le chaudronnier, nous en a fabriqué une avec deux morceaux de gouttière, pour trois rations de pain: c'est un splendide récipient, solide et profond, qui a tout de l'ustensile néolithique.

Personne au camp, sauf quelques Grecs, ne possède une menaschka plus grande que la nôtre, si bien qu'en plus de l'avantage matériel, notre condition sociale s'en est trouvée sensiblement améliorée. Une menaschka comme la nôtre, c'est un blason, et des titres de noblesse. Henri est en passe de devenir notre ami et nous parle d'égal à égal; L. a adopté à notre égard un ton paternel et condescendant, quant à Elias, il ne nous lâche pas d'une semelle, et tout en nous espionnant tenacement pour percer ie secret de notre «organisation», il nous accable d'incomprehensibles déclarations de solidarité et d'affection et nous gratifie régulièrement d'un chapelet d'obscénités monstrueuses et de jurons italiens et français qu'il a appris on ne sait trop ou, et par lesquels il entend visiblement nous rendre honneur

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