Primo Levi - Si c'est un homme

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"On est volontiers persuadé d'avoir lu beaucoup de choses à propos de l'holocauste, on est convaincu d'en savoir au moins autant. Et, convenons-en avec une sincérité égale au sentiment de la honte, quelquefois, devant l'accumulation, on a envie de crier grâce. C'est que l'on n'a pas encore entendu Levi analyser la nature complexe de l'état du malheur. Peu l'ont prouvé aussi bien que Levi, qui a l'air de nous retenir par les basques au bord du menaçant oubli : si la littérature n'est pas écrite pour rappeler les morts aux vivants, elle n'est que futilité." Angelo Rinaldi." 'Si c'est un homme', occupe une place centrale dans la littérature de témoignage sur l'extermination des Juifs d'Europe et l'univers concentrationnaire."J.-B. Marongiu – "Libération"

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L'homme qui mourra aujourd'hui devant nous a sa part de responsabilité dans cette révolte. On murmure qu'il était en contact avec les insurgés de Birkenau, qu'il avait apporté des armes dans notre camp, et qu'il voulait organiser ici aussi une mutinerie au même moment. Il mourra aujourd'hui sous nos yeux: et peut-être les Allemands ne comprendront-ils pas que la mort solitaire, la mort d'homme qui lui est réservée, le vouera à la gloire et non à l'infamie

Quand l'Allemand eut fini son discours que personne ne comprit, la voix rauque du début se fit entendre à nouveau «Habt îhr verstanden?» (Est-ce que vous avez compris?)

Qui répondit «Jawohl» 9 Tout le monde et personne ce fut comme si notre résignation maudite prenait corps indépendamment de nous et se muait en une seule voix au-dessus de nos têtes Mais tous nous entendîmes le cri de celui qui allait mourir, il pénétra la vieille gangue d'inertie et de soumission et atteignit au vif l'homme en chacun de nous

«Kameraden, ich bin der letzte '«(Camarades, je suis le dernier')

Je voudrais pouvoir dire que de notre masse abjecte une voix se leva, un murmure, un signe d'assentiment Mais il ne s'est rien passe Nous sommes restes debout, courbes et gris, tête baissée, et nous ne nous sommes découverts que lorsque l'Allemand nous en a donné l'ordre La trappe s'est ouverte, le corps a eu un frétillement horrible, la fanfare a recommence a jouer, et nous, nous nous sommes remis en rang et nous avons défile devant les derniers spasmes du mourant

Au pied de la potence, les SS nous regardent passer d'un œil indifférent leur œuvre est finie, et bien finie Les Russes peuvent venir, désormais il n'y a plus d'hommes forts parmi nous, le dernier pend maintenant au-dessus de nos têtes, et quant aux autres, quelques mètres de corde ont suffi Les Russes peuvent bien venir ils ne trouveront plus que des hommes domptes, éteints, dignes désormais de la mort passive qui les attend

Détruire un homme est difficile, presque autant que le créer cela n'a ete ni aise ni rapide, mais vous y êtes arrives, Allemands Nous voici dociles devant vous, vous n'avez plus rien a craindre de nous ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge

Alberto et moi, nous sommes rentrés dans la baraque, et nous n'avons pas pu nous regarder en face Cet homme devait être dur, il devait être d'une autre trempe que nous, si cette condition qui nous a brisés n'a seulement pu le faire plier

Car nous aussi nous sommes brisés, vaincus même si nous avons su nous adapter, même si nous avons finalement appris à trouver notre nourriture et à endurer la fatigue et le froid, même si nous en revenons un jour

Nous avons hissé la menaschka sur la couchette, nous avons fait le partage, nous avons assouvi la fureur quotidienne de la faim, et maintenant la honte nous accable

17 HISTOIRE DE DIX JOURS

Depuis plusieurs mois déjà, on entendait par intermittence le grondement des canons russes, lorsque, le 11 janvier 1945, j'attrapai la scarlatine et fus à nouveau hospitalisé au K B Infektionsabteilung: une petite chambre en vente très propre, avec dix couchettes sur deux niveaux, une armoire, trois tabourets, et le seau hygiénique pour les besoins corporels. Le tout dans trois mètres sur cinq

Comme l'accès aux couchettes supérieures était malaisé car il n'y avait pas d'échelle, chaque fois que l'état d'un malade s'aggravait, on l'installait au niveau inférieur.

Quand j'arrivai, j'étais le treizième sur les douze malades déjà présents, quatre avaient la scarlatine – deux «politiques» français et deux jeunes juifs hongrois -, trois étaient atteints de diphtérie, deux du typhus, un autre était afflige d'un répugnant eresipele facial Les deux derniers avaient plusieurs maladies à la fois et étaient extrêmement affaiblis.

J'avais une forte fièvre J'eus la chance d'avoir une couchette pour moi tout seul, je m'y étendis avec soulagement, je savais que j'avais droit a quarante jours d'isolement et donc de repos, et je m'estimais en assez bon état physique pour n'avoir pas à craindre les séquelles de la scarlatine d'une part, et les sélections de l'autre

Ayant désormais une longue expérience des choses du camp, j'avais réussi à emporter avec moi mes affaires personnelles, une ceinture en fil électrique tressé, la cuillère-couteau, une aiguille et trois aiguillées de fil, cinq boutons; et enfin dix-huit pierres à briquet que j'avais volées au Laboratoire Chacune de ces pienes, patiemment travaillée au couteau, pouvait fournir trois pierres plus petites, du calibre d'un bnquet normal Elles avaient été évaluées à six ou sept rations de pain

Je passai quatre jours tranquilles. Dehors il neigeait et il faisait très froid, mais la baraque était chauffée On me donnait de fortes doses de sulfamides, je souffrais de violentes nausées et j'avais du mal à manger, je n'avais pas envie de parler

Les deux Français atteints de scarlatine étaient sympathiques Tous deux originaires des Vosges, ils étaient arrivés au camp quelques jours plus tôt avec un gros convoi de civils faits prisonniers au cours des ratissages effectués par les Allemands lors de la retraite de Lorraine Le plus âgé s'appelait Arthur, c'était un paysan petit et maigre L'autre, son compagnon de couchette, s'appelait Charles, c'était un instituteur de trente-deux ans, au lieu de la chemise normale, il avait henté d'un tricot de corps ridiculement court

Le cinquième jour, nous eûmes la visite du barbier C'était un Grec de Salonique, il ne parlait que le bel espagnol des gens de sa communauté, mais comprenait quelques mots de chacune des langues qui se parlaient au camp Il s'appelait Askenazi et était au camp depuis près de trois ans, j'ignore comment il avait fait pour obtenir la charge de «Fnsor» du K B, car il ne parlait ni l'allemand ni le polonais, et n'était pas brutal à l'excès Pendant qu'il était encore dans le couloir, je l'avais entendu parler longuement, et d'un ton fort animé, avec le médecin, un de ses compatriotes. Je lui trouvai une expression insolite, mais comme la mimique des Levantins ne correspond pas à la nôtre, je n'arrivais pas à comprendre si c'était de la frayeur, de la joie ou de l'émotion. Il me connaissait, ou du moins il savait que j'étais italien.

Quand vint mon tour, je descendis laborieusement de ma couchette. Je lui demandai s'il y avait du nouveau il s'interrompit dans son travail, cligna les paupières d'un air solennel et entendu, indiqua la fenêtre du menton, puis fit de la main un geste ample vers l'ouest:

– Morgen, aile Kamarad weg

Il me fixa un moment, les yeux écarquillés, comme s'il s'attendait à une manifestation d'étonnement de ma part, puis il ajouta «Todos, todos» et reprit son travail Il était au courant de mes pierres a briquet, et me rasa avec une certaine délicatesse

La nouvelle n'éveilla en moi aucune émotion directe Il y avait plusieurs mois que je n'éprouvais plus ni douleur, ni joie, ni crainte, sinon de cette manière détachée et extérieure, caractéristique du Lager, et qu'on pourrait qualifier de conditionnelle • si ma sensibilité était restée la même, pensais-je, je vivrais un moment d'émotion intense

J'avais les idées très claires là-dessus, nous avions déjà prévu depuis longtemps, Alberto et moi, les dangers qui accompagneraient le moment de l'évacuation du camp et de la libération D'ailleurs, la nouvelle annoncée par Askenazi ne faisait que confirmer des bruits qui circulaient déjà depuis plusieurs jours les Russes étaient a Czenstochowa, à cent kilomètres au nord, ils étaient a Zakopane, à cent kilomètres au sud, a la Buna, les Allemands préparaient déjà les mines pour le sabotage

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