Les deux Français n'avaient rien compris et étaient terrorises Je leur traduisis de mauvaise grâce les paroles du SS, leur peur m'irritait ils n'avaient pas un mois de Lager, ils n'avaient pas encore vraiment faim, ils n'étaient même pas juifs, et ils avaient peur
On eut encore droit à une distribution de pain Je passai l'apres-midi a lire le livre laisse par le médecin il était très intéressant et j'en garde un souvenir étrangement précis Je fis également une incursion dans le service voisin, à la recherche de couvertures de ce côté-là, beaucoup de malades avaient été déclares guens et leurs couvertures étaient restées libres J'en pris quelques-unes assez chaudes
Quand il sut qu'elles venaient du Service Dysenterie, Arthur fit la grimace « Y'avait point besoin de le dire »; en effet, elles étaient tachées Quant à moi, je me disais que de toute façon, vu ce qui nous attendait, il valait mieux dormir au chaud
La nuit tomba bientôt, mais la lumière électrique continuait à fonctionner Nous vîmes avec une tranquille épouvante qu'un SS armé se tenait au coin de la baraque Je n'avais pas envie de parler, et je n'avais pas peur, sinon de la manière extérieure et conditionnelle que j'ai dite. Je continuai a lire jusqu'à une heure tardive
Nous n'avions pas de montres, mais il devait être vingt-trois heures lorsque toutes les lumières s'éteignirent, y compris les projecteurs des miradors On voyait au loin les faisceaux des éclairages photoélectriques Une gerbe de lumières crues fleurit dans le ciel et s'y maintint immobile, éclairant violemment le terrain On entendait le vrombissement des avions
Puis le bombardement commença Ce n'était pas nouveau je descendis de ma couchette, enfilai mes pieds nus dans mes souliers et attendis
Le bruit semblait venir de loin, de la ville d'Auschwitz peut-être
Mais voilà qu'il y eut une explosion toute proche, et avant même que j'aie pu reprendre mes esprits, une seconde et une troisième à crever les tympans Des vitres volèrent en éclats, la baraque trembla, ma cuillère, logée dans une fente de la cloison en bois, tomba par terre
Puis tout sembla terminé Cagnolati – un jeune paysan vosgien lui aussi, et qui n'avait sans doute jamais vu d'attaque aérienne – avait jailli tout nu de son ht tapi dans un coin, il hurlait
Quelques minutes plus tard, il fut évident que le camp avait été touché Deux baraques étaient en flammes, deux autres avaient été pulvérisées, mais c'étaient toutes des baraques vides On vit arriver des dizaines de malades, nus et misérables, chassés par le feu qui menaçait leurs baraques ils demandaient à entrer Impossible de les accueillir Ils insistèrent, suppliant et menaçant dans toutes les langues, il fallut barricader la porte Ils continuèrent plus loin, éclairés par les flammes, pieds nus dans la neige en fusion Plusieurs traînaient derrière eux leurs bandages défaits Quant a notre baraque, elle semblait hors de danger, à moins que le vent ne tournât
Les Allemands avaient disparu Les miradors étaient vides
Aujourd'hui je pense que le seul fait qu'un Auschwitz ait pu exister devrait interdire à quiconque, de nos jours, de prononcer le mot de Providence mais il est certain qu'alors le souvenir des secours bibliques intervenus dans les pires moments d'adversité passa comme un souffle dans tous les esprits
On ne pouvait pas dormir, un carreau était cassé, et il faisait très froid Je me disais qu'il nous fallait trouver un poêle, l'installer ici, et nous procurer du charbon, du bois et des vivres Je savais que tout cela était indispensable, mais que je n'aurais jamais assez d'énergie pour m'en occuper tout seul J'en parlai avec les deux Français
19 janvier Les Français furent d'accord Nous nous levâmes tous trois à l'aube Je me sentais malade et sans défense, j'avais froid et j'avais peur
Les autres malades nous regardèrent avec une curiosité pleine de respect: ne savions-nous donc pas que les malades n'ont pas le droit de sortir du K.B.? Et si les Allemands n'étaient pas encore tous partis? Mais ils ne dirent rien, trop contents qu'il y eût quelqu'un pour tenter l'expérience.
Les Français n'avaient aucune idée de la topographie du Lager, mais Charles était courageux et robuste, et Arthur avait du flair et le sens pratique des paysans. Nous sortîmes dans le vent d'une glaciale journée de brouillard, enveloppés tant bien que mal dans des couvertures.
Je n'ai jamais rien vu ou entendu qui puisse approcher du spectacle que nous eûmes alors sous les yeux.
Le Lager venait de mourir, et il montrait déjà les signes de la décomposition. Plus d'eau ni d'électricité: des fenêtres et des portes éventrées battaient au vent, des morceaux de tôles arrachées aux toits grinçaient, et les cendres de l'incendie volaient au loin très haut dans les airs. Les bombes avaient fait leur œuvre, et les hommes aussi: loqueteux, chancelants, squelettiques, les malades encore capables de se déplacer avaient envahi comme une armée de vers le terrain durci par le gel. Ils avaient fouillé dans toutes les baraques vides, à la recherche de nourriture et de bois; ils avaient violé avec une furie haineuse les chambres des Blockâlteste grotesquement décorées et interdites la veille encore aux simples Hàftlinge; incapables de maîtriser leurs viscères, ils avaient répandu des excréments partout, salissant la neige précieuse, devenue seule source d'eau pour le camp tout entier.
Attirés par les décombres fumants des baraques incendiées, des groupes de malades restaient collés au sol, pour en pomper un dernier reste de chaleur. D'autres avaient trouvé des pommes de terre quelque part et les faisaient rôtir sur les braises de l'incendie en jetant autour d'eux des regards féroces. Quelques-uns seulement avaient eu la force d'allumer un vrai feu, et faisaient fondre de la neige dans des récipients de fortune.
Nous nous dirigeâmes vers les cuisines le plus rapidement possible, mais les pommes de terre étaient déjà presque épuisées. Nous en remplîmes deux sacs que nous confiâmes à Arthur. Au milieu des ruines du Prominenz-block, Charles et moi découvrîmes finalement ce que nous cherchions: un gros poêle en fonte, muni de tuyaux encore utilisables; Charles accourut avec une brouette et nous y chargeâmes le poêle; puis, me laissant le soin de le transporter à la baraque, il courut s'occuper des sacs. Là, il trouva Arthur évanoui: le froid lui avait fait perdre connaissance. Charles transporta les deux sacs en lieu sûr, puis il prit soin de son ami.
Pendant ce temps, me tenant à grand-peine sur mes jambes, je m'efforçais de manœuvrer de mon mieux la lourde brouette. Tout à coup on entendit un bruit de moteur, et je vis un SS en motocyclette qui entrait dans le camp. Comme tous mes compagnons, à la vue de leurs visages durs, je fus envahi de terreur et de haine. Il était trop tard pour disparaître, et je ne voulais pas abandonner le poêle. D'après le règlement du Lager, j'étais censé me mettre au garde-à-vous et me découvrir. Je n'avais pas de chapeau et j'étais empêtré dans ma couverture. Je m'écartai de quelques pas de la brouette et fis une espèce de révérence maladroite. L'Allemand passa sans me voir, tourna à l'angle d'une baraque et disparut. Je sus plus tard quel danger j'avais couru.
J'atteignis enfin le seuil de notre baraque et déchargeai le poêle entre les mains de Charles. L'effort m'avait coupé le souffle, de grandes taches noires dansaient devant mes yeux.
Il s'agissait maintenant de le mettre en marche. Nous avions tous trois les mains paralysées, et la fonte glacée se collait à la peau de nos doigts, mais il fallait de toute urgence faire fonctionner le poêle pour nous réchauffer et faire bouillir les pommes de terre. Nous avions trouvé du bois et du charbon, et même des braises provenant des baraques carbonisées.
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