Mais déjà Charles avait allumé le poêle, l'homme Charles, si vivant, si confiant, si amical, et voilà qu'il m'appelait au travail:
– Vas-y, Primo, descends-toi de là-haut; il y a Jules à attraper par les oreilles…
«Jules», c'était le seau hygiénique qu'il fallait chaque matin prendre par les poignées et aller vider dans la fosse d'aisances: notre première besogne de la journée; et si on pense qu'il n'était pas possible de se laver les mains et que trois d'entre nous avaient le typhus, on comprendra que ce n'était pas un travail agréable.
Nous devions inaugurer les choux et les navets. Tandis que nous étions dehors, moi à chercher du bois, et Charles à ramasser de la neige pour l'eau, Arthur recruta parmi les malades qui pouvaient rester assis des volontaires pour la corvée d'épluchage. Towarowski, Sertelet, Alcalai et Schenk répondirent à l'appel.
Sertelet était lui aussi un paysan des Vosges; il avait vingt ans et paraissait en bonne forme, mais on remarquait dans sa voix de sinistres résonances nasales qui s'accentuaient de jour en jour, comme pour nous rappeler que la diphtérie pardonne rarement
Alcalai venait de Toulouse, juif, vitrier de son métier, c'était un homme très calme et posé, il avait un érésipele facial.
Schenk était un commerçant juif slovaque relevant du typhus, il avait un formidable appétit, de même que Towarowski, juif franco-polonais, sot et bavard, mais dont l'optimisme communicatif était précieux pour notre communauté
Ainsi donc, tandis que les malades maniaient le couteau, assis chacun sur sa couchette, Charles et moi nous nous lançâmes à la recherche d'un endroit possible pour faire la cuisine
Une saleté indescriptible avait envahi toutes les parties du camp Les latrines, que naturellement personne ne se souciait plus d'entretenir, étaient toutes bouchées, et les malades de dysenterie (plus d'une centaine) avaient souillé tous les coins du K B, rempli tous les seaux, tous les bidons qui servaient pour la soupe, toutes les gamelles On ne pouvait faire un pas sans regarder ou on mettait les pieds, il était impossible de se déplacer dans le noir En dépit du froid, qui était toujours intense, nous pensions avec horreur à ce qui arnverait en cas de dégel les infections se propageraient sans recours possible, la puanteur deviendrait insupportable, et la neige une fois fondue, nous resterions définitivement privés d'eau
Apres de longues recherches, nous trouvâmes finale- ment, dans un local qui servait auparavant de lavabos, un bout de plancher à peu près acceptable Nous y fîmes du feu, puis, pour gagner du temps et éviter les complications, nous nous désinfectâmes les mains en les frictionnant avec de la chloramine délayée dans de la neige
Le bruit qu'il y avait quelque part une soupe sur le feu se répandit rapidement dans la foule des demi-vivants, il se forma a notre porte un rassemblement de visages faméliques Charles, brandissant la louche, leur tint en français un discours bref et énergique qui n'eut pas besoin de traduction
La plupart se dispersèrent, mais l'un d'eux se fit connaître c'était un Parisien, tailleur de luxe, disait-il, malade des poumons. En échange d'un litre de soupe, il se faisait fort de nous tailler des habits dans les nombreuses couvertures restées au camp
Maxime fit preuve d'une adresse peu commune Le lendemain, Charles et moi possédions chacun une veste, un pantalon et de gros gants de tissu rêche aux couleurs voyantes
Le soir, après la soupe distribuée avec enthousiasme et dévorée avec avidité, le grand silence de la plaine fut brusquement rompu De nos couchettes, trop fatigués pour être vraiment inquiets, nous tendions l'oreille aux détonations de mystérieuses artilleries qui semblaient tirer de tous les points de l'horizon, et aux sifflements des projectiles au-dessus de nous
Moi, je me disais que dehors la vie était belle, qu'elle le serait encore, et que ce serait vraiment dommage de se laisser sombrer maintenant J'éveillai ceux des malades qui somnolaient, et lorsque je fus certain qu'ils m'écoutaient tous, je leur dis, d'abord en français, puis dans mon meilleur allemand, que nous devions tous désormais ne plus penser qu'à rentrer chez nous, et que nous devions donc, dans la mesure de nos moyens, faire certaines choses, et éviter d'en faire d'autres Chacun devait conserver soigneusement sa gamelle et sa cuillère, si quelqu'un laissait de la soupe, il ne devait en aucun cas en offrir à son voisin, personne ne devait descendre de sa couchette sauf pour aller au seau, si quelqu'un avait besoin de quoi que ce soit, il n'avait qu'à s'adresser à l'un de nous trois, et à personne d'autre Arthur en particulier était chargé de veiller à la discipline et à l'hygiène, et devait garder présent à l'esprit qu'il valait mieux laisser les gamelles et les cuillères sales, plutôt que les laver au risque d'échanger par erreur celles d'un diphtérique avec celles d'un malade atteint du typhus
J'eus l'impression que les malades étaient désormais trop indifférents a toutes choses pour faire attention a ce que j'avais dit, mais je comptais beaucoup sur l'efficacité d'Arthur
22 janvier Si c'est du courage que d'affronter le cœur léger un danger grave, ce matin-là Charles et moi nous fûmes courageux Nous étendîmes nos explorations jusqu'au camp des SS, situé juste de l'autre côté des barbelés électnfiés
Les garde» da c?aip avaient dû partir précipitamment Nous trouvâmes sur les tables des assiettes à demi pleines de potage congelé que nous avalâmes avec une suprême jouissance, des chopes où la bière s'était transformée en glace jaunâtre; sur un échiquier, une partie interrompue; dans les chambres, quantité de choses précieuses
Nous prîmes une bouteille de vodka, différents médicaments, des journaux et revues, et quatre magnifiques couvertures matelassées, dont l'une est encore chez moi à Turin Joyeux et inconscients, nous rapportâmes ce butin dans notre petite chambre, le confiant aux bons soins d'Arthur On ne sut que le soir ce qui s'était passé juste une demi-heure après
Un petit groupe de SS probablement isolés mais armés avait pénétré dans le camp abandonné Ayant trouvé dix-huit Français installés dans le réfectoire de la SS-Waffe, ils les avaient tous abattus, méthodiquement, d'un coup à la nuque, alignant ensuite les corps convulsés sur la neige du chemin avant de s'en aller Les dix-huit cadavres restèrent exposes jusqu'à l'arrivée des Russes, personne n'eut la force de leur donner une sépulture
D'ailleurs, dans toutes les baraques désormais, certaines couchettes étaient occupées par des cadavres durs comme du bois, que personne ne prenait plus la peine d'enlever. La terre était trop gelée pour qu'on pût y creuser des fosses, de nombreux cadavres furent entassés dans une tranchée, mais dès les premiers jours l'amoncellement débordait du trou, et cet ignoble spectacle était visible de nos fenêtres
Une mince cloison de bois nous séparait du service Dysenterie. Là on ne comptait plus les morts et les mourants Le plancher était recouvert d'une couche d'excréments gelés. Personne n'avait plus la force de quitter ses couvertures pour chercher à se nourrir, et ceux même qui l'avaient fait n'étaient pas revenus porter secours à leurs camarades. Dans un même ht, étroitement enlacés pour mieux se protéger du froid, juste de l'autre côté de la cloison mitoyenne, il y avait deux Italiens: souvent, je les entendais parler, mais comme de mon côté je ne parlais qu'en français, ils n'avaient pas encore remarqué ma présence. Ce jour-là, par hasard, ils entendirent Charles prononcer mon prénom à l'italienne, et dès lors ils ne cessèrent plus de gémir et d'irrp'oi =r
Naturellement, à condition d'en avoir les moyens et la force, je ne demandais pas mieux que de les aider; ne fût-ce que pour ne plus entendre leurs cris obsédants. Le soir, une fois achevées toutes les tâches de la journée, surmontant ma fatigue et mon dégoût, je me traînai à tâtons jusqu'à eux, le long de l'immonde couloir obscur, avec une gamelle d'eau et les restes de la soupe du jour. Le résultat fut que dès ce moment-là, le service Dysenterie tout entier se mit à invoquer mon nom jour et nuit, avec les accents de toutes les langues d'Europe, accompagnant cette imploration de prières incompréhensibles qu'il m'était absolument impossible d'exaucer. Je me sentais au bord des larmes, je les aurais maudits.
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