Avigliana-Turin, décembre 1945-janvier 1947.
J'ai écrit cet appendice en 1976, pour l'édition scolaire de Si c'est un homme , afin de répondre aux questions qui me sont continuellement posées par les lycéens. Mais comme ces questions coïncident dans une large mesure avec celles que me posent les lecteurs adultes, il m'a paru opportun d'inclure à nouveau dans cette, édition le texte intégral de mes réponses.
On a écrit par le passé que les livres, comme les êtres humains, ont eux aussi leur destin, imprévisible et différent de celui que l'on attendait et souhaitait pour eux. Ce livre a connu un étrange destin. Sa naissance remonte à l'époque lointaine, évoquée à la p. 151 de cette édition, où l'on peut lire que «j'écris ce que je ne pourrais dire à personne». Le besoin de raconter était en nous si pressant que ce livre, j'avais commencé à l'écrire là-bas, dans ce laboratoire allemand, au milieu du gel, de la guerre et des regards indiscrets, et tout en sachant bien que je ne pourrais pas conserver ces notes griffonnées à la dérobée, qu'il me faudrait les jeter aussitôt car elles m'auraient coûté la vie si on les avait trouvées sur moi.
Mais j'ai écrit ce livre dès que je suis revenu et en l'espace de quelques mois, tant j'étais travaillé par ces souvenirs. Refusé par quelques éditeurs importants, le manuscrit fut finalement accepté en 1947 par la petite maison d'édition que dirigeait Franco Antonicelli: il fut tiré à 2 500 exemplaires, puis la maison ferma et le livre tomba dans l'oubli, peut-être aussi parce que en cette dure période d'après-guerre les gens ne tenaient pas beaucoup à revivre les années douloureuses qui venaient de s'achever. Le livre n'a pris un nouveau départ qu'en 1958, lorsqu'il a été réédité chez Einaudi, et dès lors l'intérêt du public ne s'est jamais démenti. Il a été traduit en six langues et adapté à la radio et au théâtre.
Les enseignants et les élèves l'ont accueilli avec une faveur qui a dépassé de beaucoup l'attente de l'éditeur et la mienne. Des centaines de lycéens de toutes les régions d'Italie m'ont invité à commenter mon livre par écrit, ou, si possible, en personne; dans les limites de mes obligations, j'ai répondu à toutes ces demandes, tant et si bien qu'a mes deux métiers [22]j'ai dû bien volontiers en ajouter un troisième celui de présentateur-commentateur de moi même ou plutôt de cet autre et lointain moi même qui avait vécu I épisode d'Auschwitz et l'avait raconte Au cours de ces multiples rencontres avec mes jeunes lecteurs, je me suis trouve en devoir de repondre à de nombreuses questions naïves ou intentionnelles, émues ou provocatrices, superficielles ou fondamentales Mais je me suis vite aperçu que quelques-unes de ces questions revenaient constamment, qu'on ne manquait jamais de me les poser elles devaient donc être dictées par une curiosité motivée et raisonnee, à laquelle, en quelque sorte, la lettre de ce livre n'apportait pas de réponse satisfaisante C'est a ces questions que je me propose de répondre ici
1. Dans votre livre, on ne trouve pas trace de haine à l'égard des Allemands ni même de rancœur ou de désir de vengeance Leur avez vous pardonne?
La haine est assez étrangère à mon tempérament Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison, c'est pourquoi je n'ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée a un ennemi véritable ou suppose, de vengeance particulière Je dois ajouter a en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage, or, comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n'avaient pas de nom, ils n'avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles Prudemment, le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maîtres fussent réduits au minimum Vous aurez sans doute remarqué que le livre ne mentionne qu'une seule rencontre de l'auteur protagoniste avec un SS – pp 167-168 -, et ce n'est pas un hasard si elle a lieu dans les tout derniers jours du Lager, alors que celui ci est en voie de desagrégation et que le système concentrationnaire ne fonctionne plus
D'ailleurs, a l'époque ou ce livre a ete écrit, c'est-à-dire en 1946, le nazisme et le fascisme semblaient véritablement ne plus avoir de visage, on aurait dit – et cela paraissait juste et mérité – qu'ils étaient retournes au néant, qu'ils s'étaient évanouis comme un songe monstrueux, comme les fantômes qui disparaissent au chant du coq Comment aurais-je pu éprouver de la rancœur envers une armée de fantômes, et vouloir me venger d'eux 9
Des les années qui suivirent, l'Europe et l'Italie s'apercevaient que ce n'étaient là qu'illusion et naïveté le fascisme était loin d'être mort, il n'était que cache, enkyste, il était en train de faire sa mue pour réapparaître ensuite sous de nouveaux dehors, un peu moins reconnaissable, un peu plus respectable, mieux adapte à ce monde nouveau, né de la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale que le fascisme avait lui-même provoquée Je dois avouer que face a certains visages, a certains vieux mensonges, aux manœuvres de certains individus en mal de respectabilité, à certaines indulgences et connivences, la tentation de la haine se fait sentir en moi, et même violemment Mais je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès, et le désir de justice l'emporte en moi sur la haine C'est bien pourquoi, lorsque j'ai écrit ce livre, j'ai délibérément recouru au langage sobre et pose du témoin plutôt qu'au pathétique de la victime ou a la véhémence du vengeur. je pensais que mes paroles seraient d'autant plus crédibles qu'elles apparaîtraient plus objectives et dépassionnées, c'est dans ces conditions seulement qu'un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges Et les juges, c'est vous
Toutefois, je ne voudrais pas qu'on prenne cette absence de jugement explicite de ma part pour un pardon indiscnminé Non, je n'ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l'avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu'il ne s'agisse de quelqu'un qui ait prouvé – faits a l'appui, et pas avec des mots, ou trop tard – qu'il est aujourd'hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l'étranger, et qu'il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres Dans ce cas-là alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi, mais un ennemi qui se repent n'est plus un ennemi
2. Est-ce que les Allemands, est-ce que les Alités savaient ce qui se passait7 Comment est-il possible qu'un tel génocide, que l'extermination de millions d'êtres humains ait pu se perpétrer au cœur de l'Europe sans que personne n'en ait rien su?
Le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, nous Occidentaux, présente un grand nombre de défauts et de dangers dont nous sentons la gravite, mais en comparaison du monde d'hier, il bénéficie d'un énorme avantage n'importe qui peut savoir tout sur tout L'information est aujourd'hui «le quatrième pouvoir», au moins en théorie, un reporter et un journaliste peuvent aller partout, personne ne peut les en empêcher, ni les tenir à l'écart, ni les faire taire Tout est facile si vous en avez envie, vous pouvez écouter la radio de votre propre pays ou de n'importe quel autre, vous allez au kiosque du coin et vous choisissez le journal que vous voulez, un journal italien de n'importe quelle tendance aussi bien qu'un journal américain ou soviétique Le choix est vaste, vous achetez et vous lisez les livres que vous voulez, sans risquer d'être accusés d' «activités anti italiennes» ou de vous attirer à domicile une perquisition de la policepolitique Certes, il n'est pas facile d'échapper à tous les conditionnements, mais du moins peut-on choisir le conditionnement que l'on préfère
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