Dans un Etat autoritaire, il en va tout autrement il n'y a qu'une Venté, celle qui est proclamée d'en haut, les journaux se ressemblent tous, ils repètent tous une même et unique vente, même situation pour la radio, et vous ne pouvez pas écouter les radios étrangères, d'abord parce que c'est considère comme un délit et que vous nsquez la prison, et ensuite parce que la radio officielle fait intervenir un système de brouillage qui opère sur les longueurs d'onde des radios étrangères et rend leurs émissions inaudibles Quant aux livres, ne sont traduits et publies que ceux qui plaisent aux autorités, les autres, il vous faut aller les chercher à l'étranger et les introduire dans votre pays a vos risques et périls, car ils sont considères comme plus dangereux que de la drogue ou des explosifs, et si on en trouve sur vous au passage de la frontière, on les saisit et vous êtes punis pour infraction a la loi Les livres interdits – nouveaux ou anciens -, on en fait de grands feux de joie sur les places publiques C'est ce qui s'est fait en Italie entre 1924 et 1945, et dans l'Allemagne national socialiste, c'est ce qui se fait aujourd'hui encore dans de nombreux pays, parmi lesquels on regrette de devoir compter l'Union Soviétique, qui a pourtant combattu héroïquement le nazisme Dans les Etats autoritaires, on a le droit d'altérer la vente, de réecnre l'histoire rétrospectivement, de déformer les nouvelles, d'en supprimer de vraies, d'en ajouter de fausses bref, de remplacer l'information par la propagande Et en effet, dans de tels pays, il n'y a plus de citoyens détenteurs de droits, mais bien des sujets qui, comme tels, se doivent de témoigner à l'Etat (et au dictateur qui l'incarne) une loyauté fanatique et une obéissance passive
Dans ces conditions il devient évidemment possible (même si ce n'est pas toujours facile il n'est jamais aise de faire totalement violence à la nature humaine) d'occulter des pans entiers de la réalité L Italie fasciste n'a pas eu grand mal à faire assassiner Matteoti et à étouffer l'affaire en quelques mois, quant a Hitler et à son ministre de la Propagande Josef Goebbels, ils se révélèrent bien supérieurs encore a Mussolini dans I art de contrôler et de camoufler la venté
Toutefois, il n était ni possible ni même souhaitable – du point de vue nazi – de cacher au peuple allemand l'existence d'un appareil aussi énorme que celui des camps de concentration Il entrait précisément dans les vues des nazis de créer et d'entretenir dans le pays un climat de terreur diffuse il était bon que la population sut qu'il était très dangereux de s opposer a Hitler Et en effet des centaines de milliers d'Allemands – communistes, sociaux-démocrates, libéraux, juifs, protestants, catholiques – furent enfermes dans les Lager des les premiers mois du nazisme, et tout le pays le savait, comme on savait aussi qu'au Lager les prisonniers souffraient et mouraient
Cela étant, il est vrai que la grande majonté des Allemands ignora toujours les détails les plus horribles de ce qui se passa plus tard dans les Lager l'extermination méthodique et îndustnahsée de millions d'êtres humains, les chambres a gaz, les fours crématoires, l'exploitation abjecte des cadavres, tout cela devait rester cache et le resta effectivement pendant toute la durée de la guerre, sauf pour un nombre restreint d'individus Pour garder le secret, entre autres précautions, on recourait dans le langage officiel a de prudents et cyniques euphémismes au heu d' «extermination» on écnvait «solution définitive», au lieu de «déportation» «transfert», au heu de «mort par gaz» «traitement spécial» et ainsi de suite Hitler redoutait non sans raison que la révélation de ces horreurs n ébranlât la confiance aveugle que le pays avait en lui, et le moral des troupes alors en guerre, de plus, les Allies n'auraient pas tarde a en être eux aussi informes et a en tirer parti pour leur propagande, ce qui d'ailleurs ne manqua pas de se produire Mais à cause de leur enormité même, les horreurs du Lager, maintes fois dénoncées par les radios alliées, se heurtèrent le plus souvent a l'incrédulité générale
A mon sens, l'aperçu le plus convaincant de la situation des Allemands a cette epoque-la se trouve dans / Etat 55 [23], ouvrage d'Eugen Kogon, ancien déporté à Buchenwald et professeur de Sciences Politiques a l'université de Munich
«Que savaient donc les Allemands au sujet des camps de concentration9 Mis à part leur existence concrète, presque rien, et aujourd'hui encore ils n'en savent pas grand-chose Incontestablement, la méthode qui consistait à garder rigoureusement secrets les détails du terrible système de terreur – créant ainsi une angoisse indéterminée, et donc d'autant plus profonde – s'est révélée efficace Comme je l'ai déjà dit, même à l'intérieur de la Gestapo, de nombreux fonctionnaires ignoraient ce qui se passait à l'intérieur des Lager, même s'ils y envoyaient leurs propres prisonniers. La plupart des prisonniers eux-mêmes n'avaient qu'une très vague idée du fonctionnement de leur camp et des méthodes qu'on y pratiquait Comment, dans ces conditions, le peuple allemand aurait-il pu les connaître'' Ceux qui entraient au Lager se trouvaient plongés dans un univers abyssal totalement nouveau pour eux c'est là la meilleure preuve du pouvoir et de l'efficacité du secret
«Et pourtant et pourtant il n'y avait pas un seul Allemand qui ne connût l'existence des camps de concentration ou qui crût que c'étaient des sanatoriums Rares étaient ceux qui n'avaient pas un parent ou une connaissance dans un Lager, ou qui du moins n'avaient pas entendu dire que telle ou telle personne y avait été internée Tous les Allemands avaient été témoins de la barbarie antisémite, sous quelque forme qu'elle se fût manifestée des millions d'entre eux avaient assiste avec indifférence, curiosité ou indignation, ou même avec une joie maligne, à l'incendie des synagogues, ou à l'humiliation de juifs et de juives contraints de s'agenouiller dans la boue des rues De nombreux Allemands avaient eu vent de ce qui se passait par les radios étrangères, et beaucoup étaient en contact avec des prisonniers qui travaillaient à l'extérieur des camps Rares étaient ceux qui n'avaient pas rencontré, dans les rues ou dans les gares, quelque misérable troupe de détenus dans une circulaire en date du 9 novembre 1941 adressée par le chef de la Police et des Services de la Sûreté à tous [] les bureaux de Police et aux commandants des Lager, on lit ceci " Il a été notamment constaté que durant les transferts à pied, par exemple de la gare au camp, un nombre non négligeable de prisonniers tombent morts en cours de route ou s'évanouissent d'épuisement Il est impossible d'empêcher la population de connaître de tels faits " Pas un Allemand ne pouvait ignorer que les prisons étaient archipleines et que les exécutions capitales allaient bon train dans tout le pays Des milliers de magistrats, de fonctionnaires de police, d'avocats, de prêtres, d'assistants sociaux savaient d'une manière générale que la situation était extrêmement grave Nombreux étaient les hommes d'affaires qui étaient en relations commerciales avec les SS des Lager, et les industriels qui présentaient des demandes à l'administration SS pour embaucher des travailleurs-esclaves; de même, les employés des bureaux d'embauché étaient au courant du fait que beaucoup de grandes sociétés exploitaient une main-d'œuvre esclave Quantité de travailleurs exerçaient leur activité à proximité des camps ou même à l'intérieur de ceux-ci Il y avait des professeurs universitaires qui collaboraient avec les centres de recherche médicale créés par Himmler, et des médecins d'État ou d'instituts privés qui collaboraient, eux, avec des assassins professionnels Les membres de l'aviation militaire qui avaient été mis sous les ordres des SS étaient nécessairement au courant de ce qui se passait dans les camps. Beaucoup d'officiers supérieurs de l'armée connaissaient les massacres en masse de prisonniers russes perpètres dans les Lager, et de très nombreux soldats et membres de la police militaire devaient avoir une connaissance précise des épouvantables horreurs commises dans les camps, dans les ghettos, dans les villes et dans les campagnes des territoires occupés à l'Est. Une seule de ces affirmations est- elle fausse 7»
Читать дальше