Primo Levi - Si c'est un homme

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"On est volontiers persuadé d'avoir lu beaucoup de choses à propos de l'holocauste, on est convaincu d'en savoir au moins autant. Et, convenons-en avec une sincérité égale au sentiment de la honte, quelquefois, devant l'accumulation, on a envie de crier grâce. C'est que l'on n'a pas encore entendu Levi analyser la nature complexe de l'état du malheur. Peu l'ont prouvé aussi bien que Levi, qui a l'air de nous retenir par les basques au bord du menaçant oubli : si la littérature n'est pas écrite pour rappeler les morts aux vivants, elle n'est que futilité." Angelo Rinaldi." 'Si c'est un homme', occupe une place centrale dans la littérature de témoignage sur l'extermination des Juifs d'Europe et l'univers concentrationnaire."J.-B. Marongiu – "Libération"

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5. Pourquoi parlez-vous seulement des Lager allemands, et ne dites-vous rien des camps russes?

Comme je l'ai dit en répondant à la première question, je préfère le rôle de témoin à celui de juge: j'ai à témoigner, et à témoigner de ce que j'ai vu et subi. Mes livres ne sont pas des ouvrages d'histoire: en les écrivant, je me suis limité à rapporter les faits dont j'avais une expérience directe, excluant ceux dont je n'ai eu connaissance que plus tard, par les livres et les journaux. Vous remarquerez, par exemple, que je n'ai pas cité les chiffres du massacre d'Auschwitz, pas plus que je n'ai décrit le mécanisme des chambres à gaz et des fours crématoires: cela, parce que ce sont des données que je ne connaissais pas quand j'étais au Lager, et que je n'ai possédées que par la suite, en même temps que tout le monde.

C'est pour la même raison que je ne parle généralement pas des camps russes: par bonheur, je n'y suis pas allé, et je ne pourrais que répéter à leur sujet ce que j'en ai lu, c'est-à-dire ce que savent tous ceux qui se sont intéressés à la question. Bien entendu, il ne faudrait pas croire pour autant que je veuille me dérober au devoir qu'a tout homme de se faire une opinion et de l'exprimer. Au-delà de ressemblances évidentes, je crois pouvoir observer d'importantes différences entre les camps soviétiques et les Lager nazis.

La principale de ces différences tient aux buts poursuivis. De ce point de vue, les Lager allemands constituent un phénomène unique dans l'histoire pourtant sanglante de l'humanité: à l'antique objectif visant à éliminer ou à terroriser l'adversaire politique, ils ont adjoint un objectif moderne et monstrueux, celui de rayer de la surface du globe des peuples entiers avec leurs cultures. A partir de 1941 environ, les Lager allemands deviennent de gigantesques machines de mort: les chambres à gaz et les fours crématoires avaient été délibérément conçus pour détruire des vies et des corps humains par millions; l'horrible record en revient à Auschwitz, avec 24000 morts en une seule journée au mois d'août 1944 Certes, les camps soviétiques n'étaient, et ne sont toujours pas des endroits où il fait bon vivre, mais même dans les années les plus sombres du stalinisme la mort des internes n y était pas un but déclaré c'était un accident assez fréquent, et accepté avec une indifférence brutale, mais qui n'était pas expressément voulu, c'était en somme une conséquence possible de la faim, du froid, des épidémies, de l'épuisement Pour compléter cette lugubre comparaison entre deux types d'enfer, il faut ajouter qu'en général on entrait dans les Lager allemands pour ne plus en sortir il n'y était prévu d'autre issue que la mort, alors que la réclusion dans les camps soviétiques avait toujours un terme du temps de Staline, les «coupables.» étaient parfois condamnes a de très longues peines (qui pouvaient aller jusqu'à quinze ou vingt ans) avec une épouvantable désinvolture, mais il leur restait toutefois, si faible fût-il, un espoir de liberté

Cette différence fondamentale en entraîne une série d'autres Les rapports entre gardiens et prisonniers sont moins inhumains en Union Soviétique les uns et les autres appartiennent à un même peuple parlent la même langue, il n'y a pas chez eux de «surhommes» et de «sous-hommes» comme chez les nazis Les malades sont sans doute mal soignes, mais on les soigne, face à un travail trop pénible, on peut envisager une protestation, individuelle ou collective, les châtiments corporels sont rares et pas trop cruels, on peut recevoir de chez soi des lettres et des colis de vivres, bref, la personnalité humaine n'y est pas déniée, elle n'y est pas totalement condamnée Par contre, dans les Lager allemands tout au moins pour les juifs et les Tziganes, le massacre était quasi total il n'épargnait même pas les enfants, qui furent tues par milliers dans les chambres à gaz, cas unique parmi toutes les atrocités de l'histoire de l'humanité Le résultat est que les taux de mortalité sont extrêmement différents pour chacun des deux systèmes En Union Soviétique, il semble que, dans les pires moments, la mortalité ait atteint environ 30 % du total des entrées, et c est déjà un chiffre intolerablement élevé, mais dans les Lager allemands, la mortalité était de 90 à 98 %

Une récente innovation soviétique me paraît extrêmement grave celle qui consiste, en déclarant sommairement qu'ils sont fous, a faire interner certains intellectuels dissidents dans des hôpitaux psychiatriques ou on les soumet à des «traitements» qui non seulement provoquent de cruelles souffrances, mais altèrent et affaiblissent les facultés mentales C'est la preuve que la dissidence est redoutée elle n'est plus punie, mais on cherche a la détruire par les médicaments (ou par la peur des médicaments) Cette méthode n'est peut-être pas très répandue (en 1975, ces internes politiques n'étaient, semble-t-il, pas plus d'une centaine), mais elle est odieuse parce qu'elle suppose une utilisation ignoble de la science, et une prostitution impardonnable de la part des médecins qui se prêtent aussi servilement à satisfaire les volontés du pouvoir Elle révèle un profond mépris pour le débat démocratique et les libertés individuelles

Toutefois, et pour ce qui est justement de l'aspect quantitatif de la question, il faut remarquer qu'en Union Soviétique le phénomène du Goulag apparaît actuellement en déclin Il semble que dans les années cinquante les prisonniers politiques se soient comptes par millions, d'après les chiffres d'Amnesty International (une association apolitique qui a pour but de porter secours aux prisonniers politiques de tous les pays du monde et de toutes les opinions), ils seraient aujourd'hui (1976) environ dix mille

En conclusion, les camps soviétiques n'en demeurent pas moins de déplorables exemples d'illégalité et d'inhumanité Ils n'ont rien a voir avec le socialisme et défigurent au contraire le socialisme soviétique, sans doute faut-il y voir une subsistance barbare de l'absolutisme tsanste, dont les gouvernements soviétiques n'ont pas su ou voulu se libérer Quand on ht les Souvenirs de la maison des morts , écrits par Dostoïevski en 1862, on y reconnaît sans peine, dans ses grandes lignes, l'univers concentrationnaire décrit cent ans plus tard par Soljénitsyne Mais il est possible, facile même, d'imaginer un socialisme sans camps, comme il a du reste ete réalise dans plusieurs endroits du monde Un nazisme sans Lager n'est pas concevable

6. Parmi les personnages de Si c'est un homme , quels sont ceux que vous avez revus après votre libération?

La plupart des personnages qui apparaissent dans ce livre doivent malheureusement être considères comme disparus des l'époque du Lager ou pendant la terrible marche d'évacuation mentionnée à la p 167, d'autres sont morts plus tard des suites de maladies contractées durant leur détention, d'autres enfin sont restes introuvables malgré mes recherches Quelques-uns seulement sont encore en vie, et j'ai pu garder ou reprendre contact avec eux

Jean, le «Pikolo» du Chant d'Ulysse , est vivant et en bonne santé il avait perdu presque tous les membres de sa famille, mais après son retour en France il s'est marie, il a maintenant deux enfants et mené une vie paisible dans une petite ville de province ou il est pharmacien Nous nous voyons de temps en temps en Italie, lorsqu'il vient y passer ses vacances, ou bien c'est moi qui suis allé le trouver Curieusement, il ne se rappelle pas grand-chose de son année à Monowitz ce qui l'a surtout marque ce sont les souvenirs atroces du voyage d'évacuation, au cours duquel il a vu mourir d'épuisement tous ses amis (parmi lesquels Alberto)

Je vois aussi assez souvent le personnage que j'ai appelé Piero Sonnmo (p 57), le même qui apparaît dans la Trêve sous le nom de «Cesare» Lui aussi, après une difficile période de réadaptation, il a trouvé un travail et fondé un foyer Il vit à Rome Il raconte volontiers, et avec beaucoup de verve, les épreuves affrontées au camp et durant le long voyage de retour, mais dans ces récits qui prennent souvent la dimension de monologues de théâtre, il tend a faire valoir les épisodes aventureux où il a eu le premier rôle plutôt que les événements tragiques auxquels il a assiste passivement

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