Bien entendu, cette recette est trop simple pour pouvoir s'appliquer a tous les cas il se peut qu'un nouveau fascisme, avec son cortège d'intolérance, d'abus et de servitude, naisse hors de notre pays et y soit importe, peut-être subrepticement et camoufle sous d'autres noms, ou qu'il se déchaîne de l'intérieur avec une violence capable de renverser toutes les barrières Alors, les conseils de sagesse ne servent plus, et il faut trouver la force de résister en cela aussi, le souvenir de ce qui s'est passé au cœur de l'Europe, il n'y a pas si longtemps, peut être une aide et un avertissement
8 Que seriez vous aujourd hui si vous n'aviez pas été prisonmer dans un Lager? Qu'éprouvez-vous lorsque vous vous remémorez cette période? A quels facteurs attribuez-vous le fait d'être encore en vie?
A proprement parler, je ne sais pas et ne peux pas savoir ce que je serais aujourd'hui si je n'avais pas été dans un Lager nul ne connaît son avenir, et il s'agirait en l'occurrence de décrire un avenir qui n'a pas existé S'il peut y avoir un sens à risquer des prévisions (toujours très approximatives d ailleurs) sur le comportement d'une population, il est en revanche extrêmement difficile, sinon impossible, de prévoir le comportement d'un individu, fût-ce à quelques jours de distance De la même façon, le physicien peut évaluer avec une grande précision en combien de temps un gramme de radium perdra la moitié de son activité, mais il est absolument incapable de dire à quel moment un seul des atomes de ce radium se désintégrera Si un homme arnve au croisement de deux rues et ne prend pas celle de gauche, il prendra nécessairement celle de droite, mais il est très rare que nous n'ayons à choisir qu'entre deux possibilités, et de plus chaque choix en entraîne d'autres, tous multiples, et ainsi de suite à l'infini, enfin, notre avenir dépend aussi fortement de facteurs externes, totalement étrangers à nos choix délibères, et de facteurs internes dont toutefois nous ne sommes pas conscients Toutes ces raisons évidentes font qu'on ne peut connaître ni son propre avenir ni celui des autres, et c'est pour les mêmes raisons que personne ne peut imaginer son passé «au conditionnel»
Je puis cependant affirmer une chose, c'est que si je n'avais pas vécu l'épisode d'Auschwitz, je n'aurais probablement jamais écrit Je n'aurais pas eu de motivation, de stimulation à écrire j'avais été un élève médiocre en italien et mauvais en histoire, je m'intéressais beaucoup plus a la physique et à la chimie et j avais ensuite choisi un métier, celui de chimiste, qui n'avait rien de commun avec le monde de l'écriture Ce fut l'expenence du Lager qui m'obligea a ecnre je n'ai pas eu à combattre la paresse, les problèmes de style me semblaient ndicules, j'ai trouve miraculeusement le temps d'écrire sans avoir à empiéter ne fût ce que d'une heure sur mon travail quotidien ce livre – c'était l'impression que j'avais – était déjà tout prêt dans ma tête et ne demandait qu'à sortir et à prendre place sur le papier
Bien des années ont passe depuis, ce livre a connu de nombreuses vicissitudes, et il s'est curieusement interpose, comme une mémoire artificielle, mais aussi comme une barrière défensive, entre un présent on ne peut plus normal et le terrible passe d'Auschwitz J'hésite à le dire car je ne voudrais pas passer pour un cynique, mais lorsqu'il m'arnve aujourd'hui de penser au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible Au contraire à ma brève et tragique expérience de déporté s est superposée celle d'écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif; au total, ce passé m'a intérieurement enrichi et affermi. Une de mes amies, déportée toute jeune au Lager pour femmes de Ravensbrùck, assure que le camp a été son université: je crois, pour ma part, que je pourrais en dire autant, et qu'en vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience, j'ai beaucoup appris sur les hommes et sur le monde.
Je dois cependant me hâter de préciser que cette issue positive a été une chance réservée à une étroite minorité. Sur l'ensemble des déportés italiens, par exemple, il n'y en a que 5 % qui soient revenus, et parmi eux beaucoup ont perdu leur famille, leurs amis, leurs biens, leur santé, leur équilibre, leur jeunesse. Le fait que je sois encore vivant et que je sois revenu indemne tient surtout, selon moi, à la chance. Les facteurs préexistants, comme mon entraînement à la vie de montagne et mon métier de chimiste qui m'a valu quelques privilèges dans les derniers mois de détention, n'ont joué que dans une faible mesure. Peut-être aussi ai-je trouvé un soutien dans mon intérêt jamais démenti pour l'âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre (c'était là l'objectif de beaucoup d'entre nous), mais de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies. Enfin, ce qui a peut-être également joué, c'est la volonté que j'ai tenacement conservée, même aux heures les plus sombres, de toujours voir, en mes camarades et en moi-même, des hommes et non des choses, et 'éviter ainsi cette humiliation, cette démoralisation totales qui pour beaucoup aboutissaient au naufrage spirituel.
Primo LEVI
Novembre 1976.
[1] Giustizia e Libert à (Justice et Liberté): organisation antifasciste qui joua un rôle important, tant dans la lutte pour la libération de l'Italie que durant les premières années de l'après-guerre où elle devint un parti politique. (Toutes les notes, sauf une qui est de l'auteur et signalée comme telle, sont du traducteur.)
[2]Dante, la Divine Com édie , Enfer, ch. III. (Toutes les citations de Dante sont empruntées à la traduction d'Henri Longnon, publiée dans les Classiques Garmer.)
[3]En français dans le texte original, comme le sont également les autres phrases et les autres mots qui figurent en italique dans ce récit
[4]Dante, la Divine Com édie , Enfer, en XXI Le Saint Voult était un antique crucifix byzantin qu'on vénérait a Lucques en Toscane, et qu'on y montrait en procession Quant au Serque – en italien il Serchw -, c'est une rivière proche de Lucques dans les eaux de laquelle les habitants de cette ville avaient coutume de se baigner Ce que laissent entendre les deux vers cités ci-dessus, et hurlés par les démons à l'intention d un damné lucquois, c'est que c'en est bien fini pour lui de sa vie d'autrefois Il est clair que cela vaut également pour les déportes du Lager.
[5]«Muselmann»: c'est ainsi que les anciens du camp surnommaient, j'ignore pourquoi, les faibles, les inadaptés, ceux qui étaient voués à la sélection. (N.d.A.)
[6]Contrappasso: dans la version française d'Henri Longnon, le terme est traduit par «loi du talion»; il désigne exactement la norme selon laquelle, dans VEnfer, la qualité de la peine infligée est établie par analogie avec la forme de la faute commise. Au chant XXVlil, par exemple, le poète Bertran de Bornh, qui avait semé la discorde entre un père et son fils, déambule tenant à la main sa propre tête séparée du corps.
[7]L'auteur-protagoniste cite de mémoire et s'éloigne donc parfois légèrement du texte original.
[8]Le plus haut dard de cette flamme antique En murmurant commença de vibrer, Comme un flambeau que tourmente le vent, Puis çà et là en agitant sa crête. Comme s'il fût la langue qui parlait, il émit au-dehors une voix et nous dit: «Quand…»
[9]Avant qu'Énée ainsi ne l'eût nommée.
[10]… la pitié De mon vieux père, ou cet amour juré Qui devait réjouir le cœur de Pénélope.
[11]… Mais je repris la mer, la haute mer ouverte.
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