Comme j’allais m’informer auprès du domestique sur les heures de réception de son maître, le comte Chouvalov en personne parut sous le porche.
«Le destin», pensai-je, et mon audace s’en accrut.
– Comte, j’ai à vous parler en secret, lui lançai-je d’un ton impérieux.
Sa figure immobile se figea encore plus, et m’invitant du geste à entrer, il dit sans hâte:
– Je sortais pour une affaire personnelle, mais elle attendra. Je suis à vous.
Nous pénétrâmes dans le vestibule. Les choses se répètent parfois d’une manière détestable: le comte me conduisit dans la pièce où s’était déroulé notre mémorable entretien. Toujours le même décor: les caisses remplies de vaisselle, la cloche à fromage sur l’appui de la fenêtre. Je me demandai malgré moi s’il n’y avait pas de mouche bleue dessous. Non, pas de mouche. Il me vint à l’idée que ce débarras était aménagé là intentionnellement. Je regardai Chouvalov et m’étonnai de le voir si vieilli. Ce n’était plus un Apollon de marbre, mais une idole de pierre usée par le temps. Il avait achevé de perdre ce que nous appelons l’âme, cette vie intérieure qui illumine les traits. Ce n’était plus qu’un mécanisme.
– Qu’avez-vous donc à me communiquer? s’enquit-il, debout, en m’offrant un siège.
Mais ni son air distant, ni la froideur de son accueil, résultat d’un grand pouvoir, n’étaient pour me troubler. J’entendais de nouveau l’horrible roulement de tambours et, afin de le couvrir, je dis avec l’énergie du désespoir:
– Je vous demande d’accorder à Mikhaïl Beidéman la possibilité d’être interrogé par l’empereur.
– Vous êtes souffrant, dit Chouvalov, abasourdi par l’insolence de mon intonation. Nous avons pour ce prisonnier, une consigne irrévocable: l’ignorance absolue.
– Mais vous, comte, vous devez bien savoir qu’il est au seuil de la folie et que le procès des complices de l’attentat a démenti sa participation à un complot quelconque. Il s’est calomnié; vous-même, vous le supposiez fou. Ne pourrait-on pas le vérifier, après six longues années?
Un sentiment – non, une réflexion – parcourut le visage impassible de Chouvalov. Ses yeux, attentifs et perçants comme ceux d’un stratège avant une manœuvre complexe, me jetèrent un regard fin:
– Je ferai mon possible.
Mais se ravisant aussitôt, en formaliste exemplaire, il ajouta:
– À condition, bien sûr, que ce détenu politique figure sur les listes. Soyez dans une semaine chez votre tante la comtesse Kouchina; je vous donnerai la réponse.
Je m’inclinai, et nous sortîmes ensemble.
Je n’étais toujours pas dans mon assiette et je bus toute la semaine. Le dimanche, je me rendis chez ma tante.
Comme j’entrais au salon, le petit vieux de style européen annonça tout haut que le comte Chouvalov allait apporter une lettre fort intéressante du prêtre Palissadov, sur les derniers instants de Karakozov.
– Cette confidence n’est que le fruit d’un malentendu. Vous savez ce qui s’est passé sur le lieu de l’exécution? intervint le sénateur, tourné vers ma tante. Le comte a demandé à Palissadov si le repentir du criminel avait été sincère, et l’autre a répondu avec une dignité qui ne lui est pas habituelle: «C’est mon secret de confesseur!» Mais hélas! Sa dignité de prêtre mondain l’a abandonné dès qu’il a su sa méprise: il avait cru parler à un simple mortel. Effaré, il s’est empressé d’envoyer au comte un message fleuri, que vous aurez le plaisir d’entendre tout à l’heure.
– Comme tu es fielleux aujourd’hui, dit ma tante. J’avoue, d’ailleurs, que Palissadov ne me plaît guère non plus: il est indécent pour un pope russe de jouer au Français. Mais tant pis, ses sermons sont si éloquents! Explique-nous plutôt ce qu’il a, le comte: on dirait une statue.
Le petit vieux slavophile, qui était à couteaux tirés avec le vieillard européen, se hâta de remarquer:
– J’ai observé, comtesse, que tous les Russes qui ont l’Europe pour idéal et qui méprisent le caractère désordonné de leur race, ont la manie de marquer dans un calepin leur emploi du temps, jour par jour, à une demi-heure près. Le désordre s’en va, bien sûr, mais en même temps l’homme s’étiole.
– Alors, répliqua ma tante, mon jardinier Tichka a raison de dire: «Une baie qui a mûri trop tôt est vite gâtée.»
– Le comte Chouvalov s’est gâté… plaisantait-on.
Mais les moqueries se changèrent en aimables sourires, dès que le laquais eut annoncé le comte, qui entra, imposant et superbe comme toujours.
Ni sa poignée de main, ni le regard hautain dont il m’effleura, ne révélaient sa pensée. À voir le geste élégant dont il prit, pour s’essuyer la moustache, son mouchoir immaculé qui répandait un parfum assez fort mais aristocratique, je crus même qu’il avait oublié notre conversation et ne me distinguait pas du mobilier.
Sollicité par l’assistance, il se mit à lire la lettre de Palissadov.
Le message suait la platitude et la plus odieuse bigoterie. Mais ces messieurs et dames, le cou tendu, écoutaient si avidement les péroraisons sur l’agonie du supplicié, que je fus pris de dégoût. Je ne voyais plus les visages. C’étaient des galettes plates, avec ou sans moustaches, dépourvues d’yeux et d’expression…
Et maintenant que j’évoque l’homme aux yeux gris bleu et que j’entends sa voix extraordinaire là-bas, près du Jardin Été:
«Pauvres sots, c’est pour vous que je l’ai fait…»
Quand je songe à la populace des rues courant voir l’exécution et à la populace des salons, avide de détails piquants sur les dernières minutes du condamné… J’ai tellement peur!
Je n’en peux plus, je vais plonger sous le lit…
Deux heures derrière les sacs. Cela s’est bien passé. Ivan Potapytch et les fillettes sont absents. Je me suis remis sagement au lit avant leur retour. Dans la pénombre, derrière les sacs, je me sentais léger, comme si je filais vers une autre planète. Si seulement je disais ce que je vois et entends, les yeux fermés!
Non, je n’en dirai rien: cela nuirait au fonctionnement de l’État, car tout citoyen, au lieu de faire son devoir, s’exercerait à bondir dans l’espace.
Mais ce jour-là, chez ma tante, je tenais encore à l’opinion du monde: le torse bombé, l’air assez respectueux, je me rapprochai de la porte afin d’aborder le comte à la sortie et de l’interroger sur notre affaire. Chouvalov, qui devait lire sa lettre dans deux autres maisons, était très pressé. Déjà il baisait la main aux dames; sans me regarder, il lâcha en passant:
– La demande ne peut être agréée, il ne figure pas sur les listes.
Je regardai en silence son dos félin qui ondulait gracieusement dans les saluts, et je pensai: «Le chef de la gendarmerie a menti!»
Je m’en allai sans prendre congé. À qui aurais-je serré la main? À des galettes moustachues ou encadrées de cheveux en boucles? Je rentrais chez moi pour me brûler la cervelle. Cela me paraissait tout simple, indispensable. Une seule chose m’embarrassait: à qui confier le coq d’argile pour Véra? Qui donc avait un visage et non une galette? Existait-il quelqu’un qui fût digne du nom d’homme?
Véra m’apparut soudain, telle que je l’avais vue sur le perron du château de Lagoutine. Un éclair dans les yeux, le feu aux joues, elle disait de nouveau:
– Vous ne ferez pas cela, mon père!
Mikhaïl avait un visage, et l’autre aussi… l’homme aux yeux gris bleu. Livide, exposé au pilori, sur l’échafaud noir, c’était néanmoins un visage.
J’avais retenu celui de Dostoïevski, extraordinaire, unique. Si j’avais su où il habitait, je serais allé le trouver. Avant de quitter ce monde, je devais contempler un visage humain. Car chez moi, dans la glace, je ne voyais également qu’une galette. Mais j’ignorais l’adresse de l’écrivain.
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