– Pardonne-moi, mon petit, je t’ai assommé comme l’ours a fait de l’ermite! Vieux gaffeur, vieil imbécile que je suis! Mais toi, tu t’es rudement usé…
Revenu à moi, je me mis sur mon séant. Il me saisit les deux mains. Je ne me défendais plus, je me fiais à lui comme un enfant. Je savais maintenant qu’il ne dirait que la pure vérité.
– Ça va mieux? Prends cette potion et reste étendu, pendant que je raconterai. Retiens tout, mot à mot. Tu vas comprendre, tout à l’heure, que ce ne sont pas des choses à mettre par écrit.
Voilà ce que j’ai retenu.
Iakov Stépanytch, mandé par le comte Chouvalov la semaine passée, avait reçu, à une audience secrète, l’ordre de l’attendre vers une heure du matin devant la grille du Palais d’Hiver, près de la Néva. Ce n’était pas leur premier contact: quand le vieux était chauffeur du palais, sur la recommandation d’un compère, le comte l’avait apprécié; l’ayant vu à son domicile, il s’était assuré de sa discrétion et de sa vie retirée. Grâce à cette confiance qu’il inspirait au comte, Iakov Stépanytch, au dire de Linoutchenko, se rendait utile à beaucoup de gens.
Le vieillard fut au rendez-vous, bien avant l’heure. Soudain, il vit arriver le carrosse de Chouvalov. Le cocher le reconnut et, au signe convenu, le prit aussitôt sur son siège. La grille s’ouvrit silencieusement, la voiture s’arrêta en face du palais; il faisait nuit noire, on n’y voyait goutte, des sentinelles montaient la garde dans la cour, deux gendarmes surgirent à la portière.
Le comte descendit, les gendarmes sortirent une forme humaine qu’on ne pouvait discerner dans l’obscurité: haute taille, des fers aux mains et aux pieds. L’homme refusait d’avancer. Les gendarmes l’empoignèrent aussitôt par les bras. Un troisième, venu à la rescousse, lui saisit les jambes. Dans un bruit de chaînes, ils le portèrent en un clin d’oeil jusqu’au tambour qui mène aux sous-sols; Iakov Stépanytch et le comte les suivirent. Les deux portes furent fermées à clef et verrouillées. On éclaira d’une grande lanterne l’escalier tournant qui donnait accès aux appartements privés de l’empereur Nicolas.
Dès que les gendarmes eurent fait franchir le seuil au prisonnier, le comte les mit en faction à la porte extérieure, revolver au poing. Ayant donné lui-même un tour de clef, il dit à Iakov Stépanytch de se tenir dans l’antichambre, près du buste en bronze du grand-duc Mikhaïl Pavlovitch, pour accourir au premier signal, si le détenu allait tomber en démence. – Iakov Stépanytch se rappelait bien qu’il avait dit: «Tomber en démence». – Puis Chouvalov tira son revolver de l’étui et, le tenant de la main gauche, ouvrit de la droite la porte de la chambre à coucher, en murmurant à quelqu’un qui était assis près de la fenêtre:
– Votre Majesté, nous voici!
Le comte prit par le coude le prisonnier qui, devenu subitement docile, traînait sur le tapis ses pieds chargés de fers, et l’entraîna à sa suite. Des bougies brûlaient sur le bureau, dans des candélabres de bronze. D’épais rideaux doubles pendaient aux fenêtres. Le tsar tournait le dos à celle qui regardait la Neva et l’Amirauté. Chouvalov plaça le prisonnier un peu à droite du tsar, que la lumière éclairait de face.
Malgré le meuble massif qui le séparait du prisonnier et les gardes du corps prêts à intervenir – Chouvalov, le revolver au poing, les deux gendarmes armés derrière la porte, Iakov Stépanytch muni d’une corde pour le cas où le prisonnier «tomberait en démence» – Alexandre II était pâle d’effroi. Cependant l’homme de grande taille, debout devant lui, n’aurait sûrement pas eu la force de l’attaquer, l’eût-il voulu. Ses bras pendaient, inertes. Les doigts grêles étaient pressés contre la capote de soldat, mise par-dessus la blouse de prisonnier, pour la sortie.
Il était d’une maigreur effrayante. Les pommettes saillaient sous la peau jaunâtre, morbide, où la barbe et les moustaches de jais paraissaient collées. Son visage exprimait une indicible souffrance. Une supplication se lisait dans les prunelles, larges et brillantes. Le front dégagé se plissait douloureusement, le cou était tendu, tout le corps atrocement crispé.
Il paraissait faire un pénible effort pour se rappeler quelque chose.
Le comte ne lui avait peut-être pas dit où on le menait, à moins que le prisonnier, prévenu de l’entrevue avec l’empereur, ne fût brisé par un excès d’émotion.
– Il n’a pas l’air de savoir où il est, dit le tsar à Chouvalov. Expliquez-le-lui.
Le comte s’approcha de l’homme enchaîné et lui parla en articulant avec soin, comme à un sourd ou à un étranger:
– Le tsar vous accorde une grâce inouïe en vous faisant venir au palais. J’espère que six ans de réclusion vous ont assagi, et que vous vous repentez des aberrations de votre jeunesse. En nommant ceux qui vous ont fourvoyé dans cette erreur funeste, vous adoucirez votre sort. Vous avez compris? C’est le tsar en personne qui est devant vous.
Le détenu se redressa, la tête haute, les yeux brûlant d’une flamme superbe…
Je me souviens qu’à ce moment Iakov Stépanytch me montra Jean-Baptiste sur la gravure d’Ivanov, pendue au mur. Mikhaïl, quand il était inspiré, lui ressemblait effectivement.
D’une voix rauque, saccadée, déshabituée à émettre des sons humains, il proféra:
– Imposteur!
Et levant son bras où la chaîne tintait, il cria encore plus fort, en faisant un pas vers le souverain:
– Imposteur! Il n’y a plus de tsar, j’ai payé de sa mort le bonheur du peuple! J’ai établi la constitution… Qu’on élargisse Tchernychevski! Ogarev et Herzen seront ministres. Qu’est-ce que tu attends, planté là comme une souche? lança-t-il à Chouvalov. Cours! Exécute mes ordres! Quant à cet imposteur…
Il se tourna vers le tsar qui avait blêmi. Subitement, il parut le reconnaître. Dans un accès de fureur qui le secoua tout entier, il leva les poings:
– Bourreau! Vive la Pologne! Vive la Russie libérée! Chouvalov lui ferma vivement la bouche et appela Iakov Stépanytch:
– Tiens-lui les mains!
Le vieillard accourut, mais il dut soutenir le corps affaissé du prisonnier, qui était à bout de forces.
– Votre Majesté, dit Chouvalov, vous voyez, il n’a plus sa raison. Ne vous plairait-il pas qu’on le transfère à la maison d’aliénés de Kazan? C’est assez loin d’ici et on peut l’y garder isolé.
Le tsar s’approcha en silence du martyr évanoui et le considéra longuement. Son visage livide frémissait de rage contenue. Puis il dit à Chouvalov avec un regard glacial:
– Qu’on le remette dans son cachot. Et il ajouta après une pause. Il faut faire un exemple.
Chouvalov introduisit les gendarmes. Ils emportèrent l’homme qui n’avait toujours pas repris connaissance. Iakov Stépanytch s’aperçut que ses mains, alourdies par les fers, pendaient comme celles d’un cadavre. Le nez aquilin, aminci, entre les joues creuses et la barbe hirsute pointait d’une manière effrayante.
…
Voilà ce que j’ai retenu mot à mot, pour la vie.
Chapitre VIII Le retour au pays
À part les cellules occupées, le cerveau humain comprend une multitude de cellules disponibles pour les sensations et les images nouvelles qui vont pénétrer dans le cerveau de l’individu; bref, c’est un magasin de cellules de réserve prêtes à recevoir les matériaux futurs…
«Et plus loin, d’après Meinert: la substance corticale du cerveau contient de 600 à 1 200 millions de cellules, cependant que le nombre de nos idées est nettement inférieur. En outre, l’homme dépense sa force dans la vie quotidienne, à acheminer les impulsions de la volonté par les voies conductrices. Oui, cela prend cinq fois plus de temps que la formation des idées.
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