Quelle force, quelle foi dans sa cause devaient donc soutenir cet homme qui, à deux reprises, devant la perspective de tortures morales inouïes et d’une exécution différée d’un mois à l’autre, résista à la tentation d’une mort immédiate!
Je ne quittais plus le lit depuis quelques jours: on ne saurait vaincre impunément l’espace par la volonté. Ce brave Ivan Potapytch grognait en me donnant le meilleur morceau:
– Vieux comme tu es, reste couché, nous n’en serons que, plus tranquilles. Et si, avec ça, tu apprends à tricoter, ce sera très bien. Ce n’est pas sorcier pour qui a de l’instruction; je vais t’apporter du coton et des aiguilles, les petites te montreront comment il faut faire.
Me voilà au lit. Je me repose. Mes pensées vont de nouveau en ligne droite. Ma mémoire est excellente. Non, cette nuit, je n’irai pas chez Mikhaïl. J’évoquerai normalement ce que j’ai vu en ce terrible jour.
C’était à la fin d’août 1866. On s’extasiait au salon de ma tante sur la délicatesse du tsar qui avait fait connaître son désir par Chouvalov: si l’exécution de Karakozov n’avait pas lieu avant le 26 août, jour du sacre, il lui déplairait qu’on la fît entre le 26 et 30, jour d’Alexandre Nevski et fête patronymique du tsar.
Cet ordre de l’empereur soucieux de ne pas assombrir les jours solennels, dénotait, de l’avis général, un cœur d’or, sensible au destin du pire des scélérats. Je me souviens du «mot» lâché à cette occasion par le comte Panine:
– J’estime, pour ma part, qu’il faudrait en exécuter deux plutôt qu’un et trois plutôt que deux. Mais… faute de mieux, qu’on se réjouisse de la pendaison du meneur.
Il y avait cependant des salons de nuances libérales où la clémence du tsar n’était pas appréciée, tandis qu’on s’attendrissait sur la bonté de Gagarine qui, étranglé par les larmes, avait eu de la peine à terminer la lecture de la sentence. L’inculpé, avait-il ajouté, pouvait adresser au tsar un recours en grâce.
Ce fut l’avocat Ostriakov qui se chargea de le rédiger en termes laconiques et vigoureux. Karakozov, devenu presque inconscient, signa.
Le tsar répondit par un refus.
– Mais avec quelle délicatesse! s’exclamaient les dames.
Quant au petit vieillard de style européen, il enfreignit son horaire méticuleux pour accourir chez ma tante de bon matin, comme un jeune homme, et lui répéter mot à mot les paroles de Zamiatine, ministre de la Justice qui avait rapporté au tsar la demande de Karakozov dans le wagon de chemin de fer, en l’accompagnant de Pétersbourg à Tsarskoïé Sélo.
– Sa Majesté, disait le ministre au petit vieux, a répliqué avec une expression angélique: «Comme chrétien, j’ai pardonné depuis longtemps au criminel, mais je ne me juge pas en droit de lui pardonner en tant que souverain.»
Gagarine, le bon vieillard, transmit cette décision irrévocable à Karakozov quelques jours avant l’exécution, pour lui laisser le temps de songer à son âme.
Informé de la chose, je retirai ma demande d’admission à l’académie et sollicitai l’affectation à un détachement envoyé contre les montagnards insoumis.
Les volontaires étant peu nombreux, mon enrôlement ne souleva point d’objections. J’en ressentis un étrange apaisement, comme si j’avais trouvé ma vraie place. Le même jour, je lus dans le journal que Karakozov serait exécuté en public au Champ de Smolensk, à sept heures du matin.
C’était le surlendemain.
Le 2 septembre, l’annonce de l’exécution était affichée à tous les carrefours. Je savais que j’irai. C’était plus fort que moi. Mais ne pouvant rester seul jusqu’à l’aube, je m’en allai jouer au billard. Mon étudiant m’avait devancé. Comme les jours précédents, on ne discutait que du procès.
Un robin à la bouche en tirelire démontrait, avec une lenteur assommante, qu’il eût été juste d’infliger le même châtiment à Khoudiakov, l’idéologue des conjurés, et à Ichoutine, l’instigateur. Dans les hautes sphères, disait-il, on désapprouvait la mollesse du tribunal, et le tsar irrité avait déclaré à Gagarine:
– Vous n’avez rien laissé à ma miséricorde!
Pour Ichoutine, il commua, du reste, la peine de mort en travaux forcés à perpétuité, après lecture de l’arrêt sous la potence, le linceul sur les épaules.
L’étudiant raconta qu’au cours de théologie le père Palissadov était demeuré longtemps pensif, puis, secouant sa chevelure, avait proféré avec un courroux paternel:
– Si ce n’est pas malheureux: on s’évertue à vous inculquer les vérités chrétiennes, et après ça on est obligé de vous pendre…
Mais ces propos se tenaient le soir, alors que de longues heures nous séparaient du drame qui se jouerait à l’aube, au Champ de Smolensk. Le soir, dans le bien-être de la salle éclairée, aux cris joyeux de «double-bande!», le mot de «peine de mort» pourtant prononcé sur le même ton que les autres, semblait monstrueux et répugnait au sentiment.
Mais quatre heures sonnèrent, puis cinq, et quelqu’un dit:
– En route, messieurs, il faut occuper les meilleures places.
Je tressaillis, comprenant soudain qu’il fallait se mettre en route vers le Champ de Smolensk où allait se produire ce qui était imprimé en noir sur blanc à tous les coins de rues:
«L’exécution de la sentence de la Cour Suprême, concernant le criminel d’État Dimitri Karakozov, est fixée au samedi 3 septembre à St-Pétersbourg, Champ de Smolensk, 7 heures du matin».
– Ils se réuniront chez le ministre de la Justice, dit le robin à la bouche en tirelire.
– Qui ça, ils? demanda l’étudiant.
– Les chefs de départements, les généraux, les membres de la commission judiciaire, les fonctionnaires du Sénat. Et comme s’il savourait le spectacle de la brillante assemblée, il ajouta: Tous chamarrés d’or.
Je sortis de la salle de billard et me dirigeai seul vers le Champ de Smolensk.
Le jour n’était pas levé, mais déjà les concierges balayaient les rues. Il faisait bon marcher sur les trottoirs déserts et les pavés que n’ébranlaient point les roues des fiacres. On avait, semblait-il, évacué par la voûte bleue du firmament l’air vicié de la veille, et amené de l’air frais. Un émoi contenu se dégageait du ciel d’automne sans brume. Le soleil était sur le point d’apparaître.
Je me souvins tout à coup du petit coq d’argile. Oui, le voilà, dans ma poche. C’est donc vrai! «Si le lever du soleil est net, me dis-je, et que la journée s’annonce belle, il y a de l’espoir.»
Des cuisinières se montraient aux portes, un panier au bras, sous de grands fichus qui épaississaient leurs silhouettes.
Le soleil se leva, éclatant, sans le moindre nuage. Mais en apercevant une plaque de policier, tout aussi éclatante, astiquée à la mie de pain, comme pour les grandes occasions, je réalisai qu’il n’y avait plus d’espoir, que rien n’y ferait: ni le balayage matinal, ni les cuisinières aux paniers, ni le coq d’argile…
L’exécution aura lieu.
Les rues s’étaient subitement remplies. Dans l’île Vassilievski, le flot compact avait envahi chaussée et trottoirs. C’est à peine si la police parvenait à ménager, par ses cris, un passage au milieu. Le vernis noir des carrosses miroitait. Des officiers, des dignitaires civils défilaient devant moi, sanglés, empanachés. À la vue d’un équipage, la foule se crut en retard et galopa. La frayeur, la curiosité altéraient les visages. Je tournai le coin et m’engageai par des ruelles silencieuses. Ce raccourci me permit de gagner le Champ de Smolensk en même temps que les voitures, qui s’arrêtèrent subitement. Une maisonnette était préparée pour la commission exécutive. Tous descendirent pour y attendre la venue du condamné. Quelques-uns causaient en mettant pied à terre, mais personne ne souriait, tous étaient pâles. Deux filles de joie, pressées de voir le supplice, me coudoyaient. Elles parlaient de leurs affaires. La plus âgée chapitrait sa compagne:
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