– Qu’est-ce qu’il y a? demandai-je à un homme armé de pied en cap et dont le jeune visage me parut très familier.
– Réunion extraordinaire du Soviet de Pétrograd, grand-père, répondit-il volontiers; et sautant à son tour sur la caisse, il s’adressa au public d’une voix tonnante:
– Camarades! Le socialisme est désormais le seul moyen pour le pays d’éviter la misère et les horreurs de la guerre.
Un feu allumé par les soldats éclaira vivement l’orateur, et lorsque celui-ci fut redescendu, son allocution terminée, je m’écriai:
– Mais je vous connais! Et je dis son nom.
Je connaissais bien son père et j’avais vu ce garçon, tout récemment encore, en uniforme de lycéen. Ses propos violents contre la guerre, ses idées de gauche, qui me rappelaient Mikhaïl, me l’avaient fait remarquer.
Il était maintenant un ardent communiste. Lui aussi me reconnut. Il me donna un peu d’argent et me recommanda à Ivan Potapytch. Il partait pour le «front rouge» me dit-il, et il devait tomber l’un des premiers au champ d’honneur. Je vis son nom dans les Izvestia que m’avait apportés Goretski. Nous honorâmes ensemble la mémoire de ce brave, et à la même occasion celle de son père et de son aïeul, morts aussi en héros, mais sur d’autres fronts.
Chapitre IV L’œil de sorcière
Les fêtes de Pâques n’étaient pas très tardives cette année. La forêt se couvrait d’un tendre duvet de verdure qui accentuait le noir sinistre des vieux pins. Et cette route de Lagoutino est restée sinistre dans mon souvenir. C’était en 1860. Le régime du servage en était à ses derniers jours. Parmi les divers courants et groupes politiques, favorables ou hostiles à l’affranchissement, il y avait des gentilshommes très cultivés, de l’école voltairienne, qui faisaient bande à part, insoumis à Dieu et aux lois humaines, n’écoutant que leur humeur fantasque.
Tel était le père de Véra, Éraste Pétrovitch Lagoutine, l’un des hommes les plus instruits de son temps et qui, selon sa propre expression, ne croyait ni aux songes, ni au chiffre 13, ni aux cris des corbeaux. Il traitait la civilisation de cochonnerie universelle, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir à Lagoutino une excellente galerie de tableaux. Il voyait dans l’affranchissement des paysans un attentat à ses pouvoirs, à ses habitudes, et par la suite, comme on dit, il passa toutes les bornes.
Veuf, il aimait à courir le cotillon. Ses paysans n’avaient pas à se plaindre d’un excès de corvées, mais comme il ne laissait point passer une seule jolie villageoise sans lui témoigner sa haute bienveillance, de terribles rancunes s’amassaient contre lui.
Sa fille Véra avait grandi sous la tutelle de gouvernantes françaises, tantôt élevées par le caprice du maître au rang de maîtresse de maison, tantôt rabaissées à l’emploi de bonne d’enfant. Ces bonnes changeaient souvent. Véra s’était habituée à vivre renfermée et à chercher aide et soutien auprès des amis les plus fidèles et les plus modestes de l’homme: les livres, dont la bibliothèque de son père regorgeait.
Nous étions voisins, mais ma mère active et remuante, ne sut pas gagner la sympathie de Véra, dont elle ne comprenait pas le caractère un peu sauvage et taciturne. Peut-être auraient-elles fini par s’entendre, mais la mort vint bientôt m’enlever ma mère et ce fut ma tante Kouchina qui eut charge du domaine.
Moi seul partageais les loisirs de Véra. Nous battions les bois tout l’été, en quête de champignons et de baies, nous apprenions ensemble le français et la danse. Elle aimait les dessins et les contes que je lui dédiais en grand nombre. Mais quoique je fusse son aîné d’un an, je la sentais beaucoup plus mûre que moi. Je ne partageais pas ses idées sur la vie, ni son admiration pour les décembristes, qui me semblaient de simples émeutiers dont le crime s’aggravait du fait qu’ils étaient instruits et de haute naissance.
Notre vie à la campagne, du vivant de ma mère et plus tard, sous la gestion de ma tante, était paisible comme celle de tous les hobereaux moyens. Les propriétaires d’Ougorié étaient liés à leurs gens par des milliers d’intérêts héréditaires, des parrainages et des sympathies réciproques.
Véra s’était découvert des affinités sentimentales et spirituelles avec un couple qui me déplaisait et qui devait jouer, par la suite, un rôle important dans sa destinée extraordinaire.
Un peintre du nom de Linoutchenko vivait avec sa femme Kaléria Pétrovna à trois verstes de notre propriété. Il était élève du célèbre Ivanov qui avait mis près de trente ans à peindre son Apparition du Christ. Le tableau fut exposé en son temps à côté des scènes de batailles d’un certain Yvon, qui, à vrai dire, impressionnèrent davantage le public par la belle musculature des chevaux. On répétait aussi l’épigramme du très spirituel Fédor Ivanovitch Tioutchev qui disait que l’immense toile d’Ivanov représentait non pas des apôtres, mais la famille Rothschild…
Le peintre Linoutchenko était un oncle bâtard de Véra. Il faut signaler à ce propos qu’autant ma lignée était pacifique et naïvement dévouée à la cause de la noblesse, autant celle des Lagoutine était turbulente. Elle s’était rendue célèbre par des aventures romanesques – enlèvements de femmes, débauches, duels – et, sous le règne d’Alexandre le Bien-Aimé, par le goût de la magie et des impiétés.
La race des Lagoutine était belle: haute taille, large carrure, cheveux bouclés, nez droit aux ailes superbes, sourcils arqués, surmontant un œil clair et perçant comme celui de l’épervier.
Le grand-père de Véra avait eu, d’un caprice amoureux avec une jeune paysanne ukrainienne, un fils appelé Kirill Linoutchenko qu’il mit en apprentissage chez un peintre, après avoir doté sa mère de cinquante déciatines [1]de terres, sans toutefois lui remettre l’acte de donation. «Tant que je vivrai, je ne te dépouillerai pas», avait-il dit. Et Éraste Pétrovitch avait fait la même promesse.
Ce peintre, alors assez âgé, était l’oncle de Véra et son meilleur ami.
De sang à demi paysan, il avait une nombreuse parenté au village. Loin de la dédaigner, il la défendait par tous les moyens et montait Véra contre son père. En outre il lui prêtait des livres frondeurs, parlait sans cesse des droits de l’homme et d’autres athéismes de la révolution française, dont il était lui-même un fervent adepte.
Il en vint à déformer en elle tous les sentiments naturels de sa caste. On conçoit donc que la mauvaise graine semée par la main de Mikhaïl ait si bien germé dans son âme inquiète et généreuse. C’est d’ailleurs plus tard que je devais comprendre à quel point l’influence de Mikhaïl sur Véra était néfaste.
Après l’incident de Smolny, j’eus avec lui une altercation qui nous ôta toute envie de frayer ensemble. Il critiquait brutalement l’empereur pour sa faiblesse humaine, bien excusable chez un homme d’une telle beauté. Je défendais le souverain en affirmant que la moitié des aventures galantes qu’on lui attribuait n’étaient que des calomnies et que les autres étaient la réponse à des provocations du beau sexe frivole, bien heureux, au fond, de courir à sa prétendue «perte» dans les bras du monarque. Quant à l’histoire dont nous avions été témoins, elle était due au proxénétisme du père de la jeune fille, fort riche et bien née, qui briguait le titre de demoiselle d’honneur.
Mikhaïl m’interrompit, selon son habitude, par des propos subversifs contre l’autocratie et conclut en ces termes:
– Il faudrait les extirper comme des orties, et toute la noblesse avec… C’est bien ce qu’on fera, le moment venu!
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