Abrités derrière les jupes d’une douzaine de compagnes de Kitty, très friandes d’escapades, nous nous glissâmes hors de la salle, sans être vus de l’œil sévère de l’inspectrice. Nous nous dirigeâmes par d’interminables corridors vers la chambre de l’Italienne, où il y avait au mur un grand paysage du lac de Côme qui avait donné son nom au complot.
– Vous savez, Zemfira s’est éclipsée dès le départ de l’empereur! Elle est folle de lui, dit l’étudiant de Kitty à propos de la pensionnaire qui avait récité le compliment. Le type oriental de cette jeune fille l’avait fait surnommer Zemfira.
– La préférence que lui accorde l’empereur saute aux yeux, mais elle ne sera tout de même jamais demoiselle d’honneur, dit Kitty dépitée. C’est une élève médiocre; la directrice ne peut pas la sentir, elle lui donnera un mauvais certificat.
– L’empereur vient souvent vous voir? s’informa Mikhaïl.
Flattée par l’attention de ce bel aspirant resté grave jusque-là, Kitty fut encore plus volubile pour raconter les visites imprévues du souverain adoré.
– Il arrive en général le soir, aux heures où les grandes ont leur leçon de danse. Le tsar vient parfois au réfectoire, où il se met à table pour prendre le thé avec nous dans un simple gobelet. Bien sûr, nous brisons ensuite ce gobelet et nous partageons les morceaux. Il y en a qui les portent sur leur sein dans un sachet, et une fille a même avalé le sien.
– Cette demoiselle doit être parente des autruches, railla Mikhaïl.
– Oh non, elle a un nom très russe! répliqua la naïve Kitty, et tandis que tout le monde riait, elle continua son gazouillis qui devait joliment agacer Mikhaïl, à en juger par ses sourcils froncés. Mais elle n’en éprouvait nul embarras:
– Pendant le dîner, l’empereur fait le tour des tables, pour contenter tout le monde. Depuis quelque temps, d’ailleurs, il va surtout chez les grandes et s’assied à côté de Zemfira qu’on place exprès au bout… Et l’année dernière, au carême, l’empereur a assisté à nos vêpres et il a fait les génuflexions avec nous.
– Pas mal, comme préparatifs aux réformes! commença Mikhaïl d’un ton si persifleur, que Kitty en resta court et l’étudiant en droit le toisa avec un étonnement glacial.
Véra, le visage en feu, sut néanmoins sauver la situation.
– Dépêchons-nous, sinon la place sera prise, s’écria-t-elle, et saisissant Mikhaïl et moi par la main, elle nous entraîna bien vite à travers les interminables corridors qui se croisaient et s’enchevêtraient comme un labyrinthe. Kitty et l’étudiant nous suivaient en courant.
Voici la chambre de l’Italienne. La porte était fermée, mais quand nous la tirâmes elle s’ouvrit. Entendant des voix tout près, derrière le coin, nous entrâmes en hâte sur la pointe des pieds. Telle une troupe d’oiseaux qui connaissent le coup de fusil du chasseur, nous nous assîmes, avec circonspection sur le bord d’un large divan, prêts à nous envoler ou à nous cacher au besoin.
Le danger pouvait nous menacer de la chambre voisine qui appartenait à la même surveillante, mais communiquait par un petit couloir avec celle de l’inspectrice. Celle-ci, sous le masque d’une protection amicale, avait coutume d’entrer à l’improviste pour contrôler la belle et frivole Italienne. Kitty se faufila comme une souris dans le couloir, et s’étant assurée que l’inspectrice n’était pas chez elle, revint nous dire que nous étions en sécurité.
Soudain, des voix nous parvinrent de l’autre pièce fermée de l’intérieur: une voix de femme qui pleurait, une voix d’homme qui consolait. On parlait en français.
– Si je me suis échappé à grand-peine de chez madame la directrice, ce n’est pourtant pas pour me noyer dans vos larmes, adorable Zemfira. Quant à votre père, croyez bien que mes tendres sentiments à votre égard bénéficient depuis longtemps de sa sanction paternelle, et sa joie de vous voir demoiselle d’honneur…
Nous ne pouvions ne pas reconnaître cette voix qui gardait dans le bredouillage amoureux le grasseyement particulier entendu si souvent dans les discours officiels.
– Alors, n’est-ce pas, nous aurons bientôt une entrevue décisive? Je ne suis point hostile à la mythologie, et tel ce polisson de Jupiter…
Un rire un peu contraint, un bruit de baisers… Nous avions sursauté, effarés de notre indiscrétion involontaire, et nous nous précipitions vers la sortie, lorsque Mikhaïl, le visage altéré, fit un pas vers la porte de la pièce voisine.
– Tu vas te perdre, chuchotai-je en lui pressant la main. L’empereur peut sortir par là.
– Je ne lui permettrai pas de la perdre, elle…
Ses yeux brillaient d’un éclat si sauvage, qu’ils semblaient capables de blesser par leur seul regard.
Je me sauvai dans le corridor et n’y trouvai plus l’étudiant ni Kitty. Seule Véra se tenait dans une niche profonde, blanche comme un spectre. Je m’approchai d’elle et lui pris doucement la main.
Je me demandais pourquoi la porte de l’Italienne n’était pas gardée, mais deux silhouettes au fond du corridor me déchiffrèrent l’énigme: la jeune surveillante et l’aide de camp, tout à leur propre flirt, avaient quitté leur poste sans s’en apercevoir.
L’empereur, en sortant sans doute de chez la directrice pour remonter dans la salle, était entré dans la chambre contiguë au «lac de Côme», où Zemfira l’attendait pour des explications.
Les minutes semblaient des heures. La porte fermée s’ouvrit subitement. La voix sourde de Mikhaïl dit aussitôt, haletante d’émotion:
– C’est… dégoûtant!
Nous retenions notre souffle. J’attendais un coup de feu, je ne sais pourquoi. Mais personne ne tira.
L’empereur sortit du pas pressé d’un fuyard, la tête rentrée dans les épaules, comme s’il ne voulait pas être reconnu. En un clin d’oeil, il avait tourné le coin. L’aide de camp et l’Italienne accoururent, terrifiés.
– Son frère était là? demanda le tsar en colère, sans doute au souvenir de la vilaine histoire de Chévitch.
– Elle n’a pas de frère, Votre Majesté, dit l’Italienne, pâle comme un linge.
– Il ne devait y avoir personne…
Et le souverain irrité s’en alla, suivi de son aide de camp, sans reparaître au bal. De ma cachette, je vis l’Italienne s’élancer dans sa chambre à la recherche de l’intrus, mais Mikhaïl avait gagné le petit couloir par la porte opposée. Véra et moi descendîmes en courant vers la salle de danse.
Plus d’un demi-siècle après, en hiver 1918, je me retrouvai un jour à Smolny. J’errais par la ville, malade et désœuvré, cherchant un abri chez d’anciens amis et connaissances. Beaucoup d’entre eux étaient morts, d’autres avaient déménagé.
Entraîné par les attaches du passé et par mon goût d’artiste, je m’en allai jusqu’à Smolny où j’avais été au bal avec Mikhaïl.
Comme jadis, le bâtiment était illuminé et un flot de monde s’y engouffrait. Mais ce n’était pas une file de beaux carrosses attelés de pur-sang aux riches harnais et conduits par un cocher trônant telle une idole sur son siège, tandis que des laquais se tenaient debout à l’arrière.
Une longue queue pénétrait par l’entrée principale réservée autrefois au tsar et gardée aujourd’hui par les soldats rouges qui vérifiaient les laissez-passer.
Des automobiles, des motocyclettes, des blindés gris, tous pavoisés de drapeaux rouges, allaient et venaient par la porte cochère, entre deux rangs de sentinelles. Il y avait des mitrailleuses partout. Les moteurs ronflaient, des gens s’affairaient, la serviette sous le bras.
Les bonnets à poil rendaient les visages farouches. Beaucoup de capotes kaki ou grises, où les boutons coupés et les pattes d’épaule décousues à la hâte laissaient des traces fraîches. Des paysans en bandes molletières et savates d’écorce, avec des fusils munis de cordes en guise de courroies. On criait, on discutait. Quand deux civils sortirent du bâtiment et, grimpés sur une grande caisse, prononcèrent quelques mots, on ne les laissa pas achever: l’ Internationale, entonnée par toute la foule qui emplissait la place, couvrit leurs discours.
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