– Comme pour la marguerite, il n’y a qu’à dire: «Pope, pope, lâche les chiens» et les bestioles noires sortiront.
Elle me considéra de ses yeux clairs, héritage paternel, et dit d’une voix railleuse:
– Serjik, vous êtes né trop tard; vous auriez vraiment dû être un berger à la Watteau.
C’était la première fois qu’elle me disait cela d’un ton ironique; je l’attribuai à l’influence de Mikhaïl et me tus.
Notre sentier, tour à tour, se perdait au fond des ravins et s’étalait en larges nappes de sable.
Je regardais Véra qui retenait son écharpe de gaze tiraillée par le vent, et je ne me lassais pas de l’admirer. On aurait dit deux êtres, non pas fondus, mais emboîtés l’un dans l’autre. Le corps frêle, porté en avant, les épaules tombantes, comme sur les portraits anciens, étaient d’une féminité presque mièvre. Le teint trop blanc, plaqué de rose aux joues, faisait penser à une poupée. Quand elle marchait ainsi, la tête inclinée, ses tresses blondes ramenées sur la nuque, elle rappelait une douce châtelaine du moyen âge.
La voici qui tient l’étrier à son chevalier ou qui attend, penchée sur une broderie, le retour du seigneur attardé à quelque festin. Mais tout à coup, en répondant à Mikhaïl, Véra leva les yeux et j’entrevis son autre aspect: des yeux gris et durs, les yeux d’épervier de son père, gardant un secret qu’elle ne révélerait pas sous la menace de la mort. Une déception nous attendait à la maison de Linoutchenko. Le gardien nous dit que le peintre ne viendrait pas cette année, et il remit à Véra un mot qu’elle lut en pâlissant.
– Kaléria a la phtisie, dit-elle. Ils sont allés passer un an en Crimée. Un cri lui échappa: Ah, que j’aurai peur de rester là sans eux! Inconsciemment, elle prit le bras de Mikhaïl qui lui serra la main, comme s’il lui promettait de la défendre.
Alors moi, le berger à la Watteau, je ne comptais plus!
– Nous avons le temps de voir le lac, dit Véra. Allons-y.
C’est ce que nous fîmes.
Non loin de la closerie du peintre, sur la vieille route de la ville, il y avait un site sur lequel couraient des histoires étranges. De hautes collines revêtues de larges feuilles de tussilage et d’arbustes odorants, resserraient entre leurs flancs abrupts un petit lac circulaire, d’origine inconnue; on parlait d’un sort jeté par une vieille dame à sa fille, enlevée par un hussard. Le courroux de la mère aurait atteint les fuyards à cet endroit: les chevaux s’enlisèrent dans un marécage d’où jaillirent des sources, et au matin il s’était formé là un lac rond comme une cuvette. À ce passage, Arkhipovna, la nourrice de Véra, donnait une explication: «C’est que la vieille dame était sorcière. Comme elle prenait son thé, voilà qu’elle a froncé les sourcils et renversé la tasse pleine dans la soucoupe: «Qu’il en soit ainsi de ma fille insoumise!» C’est pourquoi le lac est rond comme une tasse. Bref, c’est un œil de sorcière.»
Véra raconta en chemin à Mikhaïl cette légende que je connaissais déjà, et elle conclut en lui adressant un regard expressif: «C’est à cause de la fille révoltée que j’aime ce lac». Et Mikhaïl se mit à rire.
Décidément, ils étaient de connivence, il fallait les surveiller.
Véra s’assit sur une pierre, Mikhaïl vint se mettre à côté d’elle et moi en contrebas, à ses pieds. Le soleil s’était couché, le ciel se nuançait de vert tendre.
– Tenez, voici la première étoile, fit Véra, le bras tendu. Comme elle est brillante, on la dirait lavée de frais. On va bientôt lâcher les fusées, il est temps de rentrer; mais moi, je resterais bien là toute la nuit…
– Il y a une étoile que je préfère entre toutes, dit Mikhaïl. L’étoile Vesper, célébrée par les poètes, l’annonciatrice de l’aurore. Et savez-vous pourquoi je l’aime? J’ai lu dans mon enfance que les alchimistes croyaient au pouvoir de Vénus de donner à la Terre le tiers de la force supérieure reçue par elle du Soleil. Aussi l’esprit de la Terre devait-il être subordonné à celui de Vénus, puissant génie du savoir né de l’expérience. J’aime beaucoup cette fable. Quant à toi, Serguéi, je suppose que tu aimes mieux ces vers: «Viens partager ma mélancolie ô lune, amie des cœurs attristés!»
– Je ne te comprends pas, dis-je. De quelle expérience s’agit-il, à propos de Vénus?
– Eh bien, quand un brave de l’antiquité éprouvait un sentiment fort, il ne l’étouffait pas au nom de vertus d’ici-bas et des félicités célestes. Il s’abandonnait à ce sentiment et agissait en conséquence. Oui, seule l’expérience poussée jusqu’au bout élimine tout ce qui entrave l’évolution. Et lorsque les hommes véritables, libres, auront enfin créé une vie magnifique pour leurs descendants, cela ne sera pas le résultat d’une lâche passivité, mais de la tentative de renverser – par la violence, au besoin – les formes défectueuses pour les remplacer par de meilleures. Ainsi, c’est au nom de la vie qu’il faut se rendre maître de la vie!
Véra l’écoutait comme un prophète, tandis que je répliquai indigné par son accent hautain:
– Qui t’a chargé de commander aux hommes? Qu’est-ce qui prouve ta supériorité?
Je n’oublierai jamais le visage de Mikhaïl lorsque, rougissant d’abord, il redressa la tête d’un geste accoutumé et dit sans la moindre morgue, avec une pénétration particulière:
– Il arrive parfois à un homme de ne plus pouvoir être heureux tant que les autres souffrent. Et s’il s’impose d’autres tâches que le bien de l’humanité, il n’en aura guère de consolation et ne fera que perdre sa précieuse liberté. Oui, c’est comme je te le dis. Il y a eu et il viendra encore des gens qui, au lieu de réclamer le bonheur pour eux-mêmes, chercheront avec joie à unir leurs forces pour la libération et la joie universelles!
Mikhaïl se pencha vers moi et me mit la main sur l’épaule, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps.
– Cher Serge! dit-il. Tu adores les couchers de soleil, la lune et les vers. Mais t’es-tu jamais demandé si tu en avais le droit, alors que des gens peut-être meilleurs et plus intelligents que toi naissent, vivent et meurent esclaves?
– Mikhaïl… commença Véra, mais elle n’acheva pas.
J’en eus le cœur meurtri: était-elle restée court d’émotion, ou bien, déjà habituée à l’appeler par son prénom, révélait-elle sans le vouloir leur intimité?
Un gémissement retentit soudain: on sanglotait dans le vieux cimetière voisin du lac.
– Ce doit être Marfa qui pleure sur la tombe de sa mère! s’écria Véra, et sautant le fossé qui nous séparait du cimetière, elle courut à la jeune femme. Celle-ci se jeta à ses pieds en criant:
– Protège mon Piotr, sans quoi on lui mettra sac au dos!
Véra, toute pâle, baissait la tête.
– Mon père ne veut pas m’écouter, dit-elle.
– Alors, je n’ai plus qu’à me tuer? Lui parti, tu sais bien que le maître me prendra à la place de Palachka. J’aimerais mieux me noyer…
– Écoute, Marfa! dit Véra, le visage dur, les yeux ardents comme ceux d’Éraste Pétrovitch quand il disait à mi-voix: «Qu’on lui donne le knout!»… Attends-moi demain au colombier, il n’y a pas de meilleur endroit. Tu sauras ce que j’ai décidé. Patiente jusqu’au matin. Je ne t’abandonnerai pas, sois tranquille.
Lorsque Marfa s’en alla rassurée, Véra dit à Mikhaïl:
– Nous la recevrons dans notre groupe. Il n’y a pas d’autre solution.
– C’est faisable, répondit-il. Elle a l’air d’avoir du cran. Ils avaient carrément oublié ma présence, sans doute me rattachaient-ils pour de bon à l’époque de Watteau.
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