Le jour se levait. Le ciel était couvert, il bruinait. Ce temps gris calmait mon agitation. À l’aube, je me réfugiai sous la tonnelle où Mikhaïl et Véra avaient eu leur rendez-vous. Quelque chose de clair traînait sous le banc. Je me penchai pour mieux voir: c’étaient des pages de la Cloche que Mikhaïl avait dû laisser tomber cette nuit. Je les ramassai avec dégoût.
Ces feuilles étaient l’odieux moyen qui avait permis à ce meurtrier, à ce conspirateur, de détruire ma paix et ma félicité. La vue de ces doubles colonnes de caractères me fit l’effet du serpent qui mordit le prince Oleg. Ma fureur s’exaspérait à mesure que je parcourais ce texte en y retrouvant, formulées presque mot à mot, les idées de Mikhaïl. C’est alors que Mosséitch survint à l’improviste.
– Je ne vous croyais pas des penchants si frondeurs, me dit-il, sa grande bouche fendue d’un sourire.
– Et vous aviez raison, mon cher monsieur Delmas, je l’appelais toujours par son nom de famille, ce qui me valait son amitié. Les nobles comme vous et moi ne doivent pas trahir leur cause. Le possesseur de cette infection ne peut être lui-même qu’un homme taré.
– Vous parlez de votre ami Beidéman?
– Je ne l’ai point nommé.
– Non, mais je sais à quoi m’en tenir. Donnez-moi, je vous prie, cet abominable journal. Mon devoir de gentilhomme m’ordonne de combattre un ennemi de ma caste. Et en l’occurrence, il s’agit de soustraire une âme candide à une influence funeste. Vous ne voyez donc pas que Beidéman a ensorcelé Véra Erastovna? Hier, à l’annonce de ses fiançailles, j’ai remarqué des choses singulières: elle a échangé avec lui un signe d’intelligence. C’était un coup d’oeil de conspirateurs. Ils ont conçu quelque projet dont il faut empêcher l’exécution… À moins que vous ne soyez insensible au sort d’une innocente victime? ajouta Mosséitch sournois.
– Je mourrais pour la sauver! m’écriai-je avec emportement.
– Alors, donnez-moi ce journal.
Je ne dirai plus, comme je me le suis répété toute ma vie, qu’en mettant les feuillets dans la patte simiesque du nain, j’ignorais la portée de mon acte. Bien sûr, je ne pouvais prévoir les suites de cette première trahison, mais je savais forcément que d’être reconnu comme propagateur de publications interdites aurait pour Mikhaïl des conséquences fâcheuses, surtout que je livrais les pièces à conviction à cette canaille de Mosséitch.
J’ai atteint l’âge où on n’essaye plus de fuir sa conscience et de se chercher des excuses. Il ne me reste que la joie peu glorieuse, mais fière, d’être mon propre juge. Je dois donc signaler le fait suivant: à peine avais-je remis la Cloche à Mosséitch, que je m’élançai derrière lui pour le reprendre. Mais cet habile corrupteur qui connaissait tous les replis d’une volonté faible, disparut dans le sous-sol de la maison. Il avait là un atelier au sujet duquel couraient des rumeurs ténébreuses et où je ne l’aurais d’ailleurs pas retrouvé dans le dédale des passages et des couloirs. Je brûlais comme si j’avais la fièvre, mes tempes battaient. Une seule pensée me dominait: être auprès de Véra, ne pas la céder à Mikhaïl…
J’avais tout le temps devant les yeux un échafaud sur la grande place de Moscou, le bourreau tenant roulés autour de son poing les cheveux blonds de Véra. Voici le cou blanc de la jeune fille sur le billot, l’éclair jeté par la hache… J’avais des hallucinations, j’étais malade. Et soudain mon cerveau reconstitua, avec l’exactitude d’un enregistrement, la conversation entendue la nuit sous la tonnelle: l’avenir de Véra se rattachait à celui de Marfa et de Piotr, c’est pourquoi elle avait promis de se rendre au colombier…
À peine le soleil encore pâle avait-il doré les cimes des bouleaux palpitant sous la caresse des premiers rayons, que je me glissai comme un malfaiteur vers le colombier et me cachai derrière un tas de vieilleries.
Je le répète, pas un mensonge ne sortira de ma bouche. Je n’avais pas honte, bien que je fusse conscient de mal agir. Mais à cet instant j’étais désintéressé: je ne songeais plus à moi, je voulais sauver Véra, séduite par un révolté, par un malade, peut-être. Mikhaïl m’avait dit qu’il y avait eu des fous dans sa famille. Aussi son idée fixe, la flamme qui le consumait toujours, pouvaient-elles être un début de maladie mentale. L’aveu qu’il avait failli assassiner la femme qu’il aimait, me terrifiait. Quant à son avertissement à Véra que, dans leur union, elle aurait à partager avec lui le bagne en Sibérie, ou même la potence, il révélait l’orgueil d’un impitoyable scélérat. Cet avertissement me brûlait le cœur: si Véra se décidait à le suivre, elle ne s’arrêterait pas à mi-chemin! Or, je ne pouvais l’imaginer en prison, déportée, sans ressources. Je devais la sauver. Son amour pour Mikhaïl, c’était un envoûtement. Au surplus, comme fidèle sujet de l’empereur, je devais faire avorter les desseins nocifs d’un élève de l’école militaire destiné, ainsi que moi-même, à revêtir bientôt la tenue d’officier.
Qui savait jusqu’où irait sa malfaisance? N’avait-il pas dit à maintes reprises: «Si celui qui détient le pouvoir suprême refuse d’abdiquer, on peut l’y contraindre».
Un léger frôlement qui ressemblait au pas feutré d’un chat, se fit entendre. Je guignai par une fente de mon rempart. C’était Mosséitch.
«Que vient-il faire par ici?» me demandai-je, pris d’une angoisse subite.
Il s’approcha de la maisonnette où nichaient les jeunes tourtereaux, en saisit un, lui tordit le cou, puis en fit de même à un autre, à un troisième. Son visage était hideux comme celui du sorcier de la Terrible vengeance [4] . Comme chez l’autre, le nez de Mosséitch paraissait s’allonger démesurément. Une dent jaune saillait de la bouche aux babines retroussées. De ses mains trop longues, aux doigts osseux, il empoignait le pauvre oiselet par la tête. Puis il tournait comme un tire-bouchon le petit cou irisé, et les vertèbres craquaient. Les vieux pigeons battaient des ailes et roucoulaient avec un désespoir indicible…
Révolté, j’allais m’élancer en avant pour saisir le gredin au collet, lorsqu’il ramassa les tourtereaux morts et se tapit dans un coin. Véra et Marfa montaient à l’échelle.
– Ah, malheur! s’écria Marfa en se jetant vers le portillon de la maisonnette que Mosséitch n’avait pas eu le temps de refermer. Il a encore emporté trois tourtereaux, ce vilain bossu!
– À qui en as-tu? demanda Véra.
– Mosséitch, le nain, tord le cou aux pigeons et les mange. «C’est meilleur que le poulet!» qu’il dit. Il n’y a pas plus mauvais que ce démon, mademoiselle; c’est lui qui pousse monsieur…
– Le misérable! fit Véra en colère. Mais laissons-le, nous n’avons pas de temps à perdre; ne t’occupe plus des pigeons, viens t’asseoir là.
Malgré mon trouble, je ne pus m’empêcher d’admirer et de retenir pour toujours le ravissant tableau qui s’offrait à mes yeux. Comme dans les clairs-obscurs de Rembrandt, un rayon de soleil entré par la lucarne traversait la pénombre et tombait sur les têtes de Véra et de Marfa. Le visage fin de Véra, animé d’une émotion contenue, comme celui de l’ange du Jugement dernier, me fixe toujours de son regard inflexible, tandis que sa petite main repose sur l’abondant flot d’or de la chevelure de Marfa, belle paysanne russe en chemise blanche brodée et en sarafan gros bleu, à la mode du pays. Elles avaient convenu de fuir cette nuit. Piotr, le palefrenier, devait voler une paire de chevaux, atteler le char à bancs et se poster à la sortie du village. Le soir, après le souper, selon une coutume affectionnée du vieux Lagoutine, Marfa apporterait un carafon de vin dans la chambre à coucher du maître; mais cette fois il contiendrait un somnifère, pour dispenser la jeune femme de danser la nuit devant son seigneur.
Читать дальше