Trois fusées sillonnèrent le ciel l’une après l’autre; nous nous levâmes et prîmes la direction du domaine en pressant l’allure. Des lampions illuminaient la façade, retombant en guirlandes de feu du balcon d’en haut à ceux du premier étage. C’était un superbe château dû à Montferrand, l’auteur de Saint-Isaac, avec une colonnade blanche et des ailes en arcades des deux côtés du bâtiment central.
Nous étant rafraîchis dans les chambres qu’on nous avait préparées, Mikhaïl et moi, vêtus d’uniformes de gala et chaussés de bottes vernies, descendîmes parmi les invités, d’un pas souple et mesuré.
Au milieu de la salle, on avait aménagé une grotte où jaillissait une délicieuse fontaine; des grâces, des bergères et des nymphes étaient assises sur les rochers, à l’ombre de lauriers roses en fleurs, dont les caisses étaient camouflées de manière à faire croire qu’ils poussaient en pleine terre.
Les yeux des dames travesties pétillaient de malice sous les loups de soie. D’immenses miroirs reflétaient toute cette splendeur et semblaient la multiplier à l’infini. Au fond, s’élevait une scène de théâtre, où les belles de la grotte se sauvèrent à un claquement de mains du maître du logis et aux sons d’un chœur dissimulé dans la verdure.
Éraste Pétrovitch portait un habit de velours de son aïeul, seigneur du règne de Catherine II, orné d’un ruban en sautoir et constellé de décorations. Une perruque assortie achevait de lui donner l’air d’un grand personnage revenu de l’autre monde.
À part nous deux, il n’y avait qu’un invité qui ne fût pas déguisé: le prince Nelski, un riche voisin, très cultivé et charitable. Sans être jeune, il avait un visage attrayant qui dénotait de grandes qualités morales.
Éraste Petrovitch insista pour que nous nous mettions en marquis: le prince devait passer un habit de velours écarlate, et nous, des costumes bleu ciel identiques et des perruques poudrées.
Mikhaïl et moi étions de la même taille, de sorte qu’avec le masque on pouvait nous confondre. Cette circonstance devait être un nouveau maillon de la lourde chaîne que le destin avait forgée pour nous unir malgré nous.
Avant le souper, Véra, adorable dans sa robe à la Pompadour, me chuchota à l’oreille:
– Va vite sous la tonnelle!
Je demandai sottement:
– Tu viendras?
Elle tressaillit au son de ma voix et dit:
– Non, mon petit Sérioja, je plaisantais… Et elle s’enfuit, plus légère qu’une plume.
Je compris que l’invitation était pour Mikhaïl.
Du coup, je fus comme possédé. Une haine aiguë pour le camarade dont j’avais fait moi-même l’instrument de mon malheur, transperça mon âme. Qu’elles étaient vraies, ces paroles d’un certain vieillard, que ma tante Kouchina aimait à répéter: «Les démons ne sont pas plus forts que l’homme, mais lorsque l’homme s’abaisse à leur niveau, il emprunte leur nature et ne peut plus se débarrasser d’eux. Car ils sont légion!»
Une légion de basses passions s’éveilla en mon âme, qui, hélas! n’était point pareille au majestueux océan; c’était un vilain marais dissimulé sous une jolie nappe de lentilles d’eau.
L’esprit de vengeance, la haine, mon amour outragé, ma vanité blessée, me poussèrent dans le sentier raide qui descendait vers la tonnelle au bord de l’étang.
Je me cachai dans les fourrés. Le feu d’artifice commença.
Des centaines de boules incandescentes s’envolèrent dans le ciel nocturne et, semblant céder à une pression intérieure, éclatèrent en étincelles multicolores. Le lac, vaste miroir liquide, renvoyait au ciel cet embrasement.
Mes sentiments d’artiste en furent si émus que ma rancune sembla refluer un instant. Mais deux voix familières se firent entendre sous la tonnelle. Ah, ces deux-là ne se souciaient point des beautés de ce monde, ni de ma vie qu’ils brisaient!
Nous, les Roussanine, nous ne savons aimer qu’une fois. Deux de mes tantes, malheureuses en amour, sont entrées en religion, et mon oncle Piotr, victime de la même calamité, se brûla la cervelle.
– Chérie! dit Mikhaïl avec une passion dont je l’avais cru incapable. Chérie, ce n’est donc pas un rêve? Tu es bien décidée d’unir ta vie à la mienne?
Et elle répondit tendrement:
– Tu en doutes?
Une minute de silence: ils s’embrassaient. Je voyais trouble, les fusées qui tombaient dans l’eau paraissaient me larder le cœur et le brûler.
– Mais il faut que je t’avoue une chose. La voix de Mikhaïl avait soudain pris un accent d’horrible cruauté. Je sacrifierai mon amour à mon idéal. Quand une femme a essayé de faire de moi sa créature, j’ai failli commettre un assassinat. C’était en Crimée… veux-tu que je te le raconte?
– Ton passé ne m’intéresse pas, je m’unis à toi pour l’avenir, dit-elle avec dignité.
– Chérie, avec moi tu n’auras que des privations. Et ce serait encore le meilleur lot. Mon choix est fait: je consacre ma vie à l’insurrection du pays esclave contre son despote. En cas d’échec, tu sais ce qui m’attend: non pas le bagne, la potence.
Elle l’interrompit par ces mots, vieux comme le monde, comme l’amour de l’homme et de la femme:
– Avec toi, mon bien-aimé, je monterais à l’échafaud!
Nouveau silence accablant, nouveaux baisers.
Puis elle dit avec un rire enfantin:
– Ce soir, à souper, mon père annoncera mes fiançailles avec le prince Nelski. Il vient de me parler sévèrement et il a été étonné de ne pas m’entendre protester comme je le fais d’ordinaire pour des questions moins graves. Figure-toi que c’était précisément la surprise qu’on nous promettait à tous les trois. Mon père a parlé de vous deux: «Tes galants, m’a-t-il dit d’un ton significatif, seront moins calmes que toi.» Et j’ai répondu: «Tant pis pour eux! Je n’ai donné de faux espoirs à personne, et quoique je n’aime pas non plus le prince, je le préfère encore aux blancs-becs.» À présent, mon père est loin de soupçonner qu’un de ces blancs-becs m’enlèvera demain.
Mikhaïl éclata de rire:
– Tu es un Machiavel, ma chérie! Mais au fait, quand fuyons-nous?
– Je dirai tout demain matin à Marfa, qui informera Piotr. Si nous ne pouvons rejoindre ta mère sur-le-champ, comme prévu, je te ferai parvenir une lettre par Serge: c’est un ami fidèle.
– Il n’a pas inventé la poudre, mais je le crois fidèle, en effet, dit Mikhaïl condescendant.
Le malheureux! Ces paroles le perdirent, car elles avaient arraché de mon cœur ce qui me restait de bons sentiments. Comment! Je devais renoncer aux joies de la vie, concourir au bonheur d’un rival et ne recevoir en échange que le titre peu flatteur de benêt!
Un gong et une sonnerie de trompettes conviaient les hôtes au souper. Parmi la somptuosité du couvert et le parfum des fleurs en pots sorties des serres à l’occasion de la fête, Éraste Pétrovitch se leva, une coupe de champagne à la main. Il avait toujours son habit du temps de Catherine II et l’attitude solennelle d’un maître des cérémonies:
– Chers invités, j’ai l’honneur de vous annoncer les fiançailles de ma fille Véra Erastovna avec le prince Nelski, dit-il.
L’orchestre joua une fanfare, il y eut des congratulations, des toasts à la santé des fiancés…
Je me sauvai, incapable de supporter la vue des visages perfides de Mikhaïl et de Véra. Cette brusque sortie passa pour l’expression naturelle de mon amour déçu, car tous connaissaient mon attachement à Véra. Je restai donc une fois de plus le dindon de la farce, en servant malgré moi leurs desseins.
Chapitre V Les cous de tourtereaux
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