— Combien tout cela a-t-il pu coûter ? C’est ce que je ne cesse de me demander. Hybrida doit compter tout rembourser quand il sera de retour dans sa province. Tu aurais dû entendre les acclamations qu’il a reçues à son arrivée et à son départ. Eh bien, je ne vois pas comment c’est possible, Tiron. Mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, il va falloir réviser la liste. Viens avec moi.
Nous nous rendîmes dans son bureau. J’ouvris le coffre-fort et y pris les papiers concernant la campagne de Cicéron pour le consulat. Il y avait de nombreuses listes secrètes dans ce coffre — des listes de partisans, de donateurs, de personnalités qu’il devait encore convaincre de le soutenir, de villes, de régions où il était en bonne position, et d’autres où il était mal placé. La liste clé, cependant, était celle de ceux qu’il avait identifiés comme des rivaux potentiels, ainsi qu’un récapitulatif de tout ce qu’il savait sur eux, que ce fût pour ou contre. Galba se trouvait en tête. Gallus venait juste après, puis Cornifinius et enfin Palicanus. Cicéron me prit alors mon style et, soigneusement, de sa petite écriture soignée, il ajouta un cinquième nom qu’il ne s’était jamais attendu à voir là : Antonius Hybrida.
Quelques jours plus tard, il se produisit un événement qui allait changer radicalement le sort de Cicéron et l’avenir de l’État tout entier, même s’il n’en eut pas conscience sur le moment. Cela me fait penser à ces petites taches qu’on peut, paraît-il, découvrir un matin sur sa peau sans y prêter attention, puis qui se développent au fil des mois en une tumeur épouvantable. Le petite tache se présenta alors sous forme d’un simple message, totalement inattendu, qui convoquait Cicéron auprès du grand pontife, Metellus Pius. Cicéron fut extrêmement intrigué, vu que Pius, qui était très âgé (au moins soixante-quatre ans) et éminent, n’avait jamais daigné jusque-là ne fût-ce que lui adresser la parole, sans parler de réclamer sa présence. Nous partîmes donc aussitôt, les licteurs nous dégageant la voie.
En ce temps-là, la résidence officielle du chef de la religion d’État se trouvait sur la Voie sacrée, à côté de la Maison des vierges vestales, et je me souviens que Cicéron était très content d’être vu entrant dans ces lieux, car il s’agissait véritablement du cœur sacré de Rome et rares étaient les hommes qui avaient la chance d’en franchir le seuil. On nous fit monter un escalier et suivre une galerie qui donnait sur le jardin de la résidence des vestales. J’espérais secrètement entrevoir l’une de ces six mystérieuses jeunes filles vêtues de blanc, mais le jardin était désert et il n’était pas possible de s’attarder alors que la silhouette aux jambes arquées de Pius nous attendait déjà avec impatience au bout de la galerie, tapant du pied, encadré par deux prêtres. Il avait été soldat toute sa vie, et sa peau présentait l’aspect craquelé et durci du vieux cuir laissé dehors pendant des années et rentré depuis peu. Il n’y eut pas de poignée de main avec Cicéron, pas d’invitation à s’asseoir ni aucun préliminaire d’aucune sorte. Pius se contenta de dire aussitôt, de sa voix rauque :
— Préteur, il faut que je te parle de Sergius Catilina.
À la seule mention de ce nom, Cicéron se raidit, car c’était Catilina qui avait torturé son lointain cousin, le représentant du parti populaire Gratidianus, en lui brisant les membres puis en lui arrachant les yeux et la langue. Catilina souffrait de graves accès de folie furieuse, pareils à des éclairs qui lui vrillaient le cerveau. À un moment, il pouvait être charmant, cultivé, amical ; puis quelqu’un se permettait une remarque apparemment anodine, ou bien il interceptait un regard qui lui semblait impertinent, et il perdait toute retenue. Pendant les proscriptions de Sylla, quand les listes de condamnés étaient affichées au forum, Catilina avait été l’un des exécuteurs les plus efficaces au marteau et au couteau — percussores comme on les appelait — et avait tiré beaucoup d’argent des biens de ceux qu’il avait mis à mort. Son propre beau-frère faisait partie de ses victimes. Pourtant, il était doté d’un charisme indéniable, et pour chaque personne que sa sauvagerie répugnait, il s’en trouvait deux ou trois autres séduites par ses accès tout aussi débordants de générosité. Il était également connu pour ses mœurs licencieuses. Sept ans plus tôt, il avait été poursuivi pour avoir entretenu des relations sexuelles avec une vierge vestale — qui n’était autre, en fait, que la demi-sœur de Terentia, Fabia. C’était là un péché capital, non seulement pour lui, mais pour elle aussi, et si l’on avait pu prouver sa culpabilité, elle aurait enduré le châtiment traditionnel des vestales qui rompent leur vœu de chasteté — être enterrée vivante dans la petite chambre réservée à cet effet près de la porte Colline. Mais les aristocrates, conduits par Catulus, s’étaient ralliés autour de Catilina et avaient assuré son acquittement, lui permettant de poursuivre sa carrière politique comme si de rien n’était. Il avait été préteur deux ans plus tôt puis gouverneur de la province d’Afrique, et n’avait donc pu suivre le tumulte autour de la lex Gabinia. Il venait tout juste de rentrer.
— Les membres de ma famille, continua Pius, sont les protecteurs de l’Afrique depuis que mon père a gouverné cette province, il y a cinquante ans. Les gens de là-bas sont donc venus chercher protection auprès de moi, et je dois te dire, préteur, que je ne les ai jamais vus plus courroucés contre quiconque que contre Sergius Catilina. Il a pillé cette province de bout en bout, a écrasé ses habitants de taxes, les a massacrés, a vidé leurs temples et violé leurs femmes et leurs filles. Les Sergii ! s’exclama-t-il avec dégoût, avant de cracher une grosse glaire jaunâtre par terre. Descendants des Troyens, d’après ce qu’ils prétendent, et pas un pour rattraper l’autre en plus de deux cents ans ! Et voilà qu’on me dit que tu es le préteur chargé de faire rendre des comptes à des gens comme lui, dit-il en jaugeant Cicéron de haut en bas. Incroyable ! Je ne peux pas dire que je sache qui tu es, mais voilà. Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?
Cicéron ne se départait jamais de son calme quand on essayait de l’insulter. Il se contenta de demander :
— Les Africains ont-ils préparé un dossier ?
— Oui. Ils ont déjà envoyé une délégation à Rome pour tenter de trouver un avocat compétent. Qui devraient-ils aller voir ?
— Ce n’est pas à moi de le dire. Je dois rester un président de cour impartial.
— Bla-bla-bla. Épargne-moi tes discours de juriste. En privé, d’homme à homme.
Pius fit signe à Cicéron de se rapprocher. Il avait laissé la plupart de ses dents derrière lui sur les champs de bataille, et son souffle produisait des sifflements lorsqu’il essayait de chuchoter :
— Tu connais les tribunaux mieux que moi, maintenant. Qui pourrait faire ça ?
— Franchement, ce ne sera pas tâche facile, répondit Cicéron. La réputation de Catilina le précède. Il faudra quelqu’un de très courageux pour se charger de l’accusation d’un tueur aussi endurci. Et il est probable qu’il se présentera à l’élection au consulat l’année prochaine. C’est un ennemi très puissant qui se profile.
— Consul ? s’exclama Pius en se frappant la poitrine avec une telle violence que le bruit fit sursauter les deux prêtres qui l’accompagnaient. Sergius Catilina ne sera pas consul — ni l’année prochaine ni jamais —, pas tant qu’il restera une parcelle de vie dans ce vieux corps. Il doit bien y avoir quelqu’un dans cette ville qui soit assez brave pour le traîner devant la justice. Et sinon… eh bien, je ne suis pas encore assez sénile pour avoir oublié comment on se bat à Rome. Fais simplement en sorte de garder assez de temps dans ton calendrier pour entendre l’affaire, préteur, conclut-il avant de s’éloigner en grommelant d’un pas traînant dans le couloir, poursuivi par ses saints assistants.
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