Cicéron fronça les sourcils et secoua la tête en le regardant s’éloigner. Malgré mes treize années passées à son service, je ne comprenais toujours pas la politique aussi bien que je l’aurais dû, et je ne voyais vraiment pas pourquoi il semblait trouver cette conversation si troublante. Néanmoins, il était visiblement ébranlé, et dès que nous fûmes à nouveau dans la Voie sacrée, il m’attira hors de portée des oreilles indiscrètes du proximus lictor et me confia :
— C’est très grave, Tiron. J’aurais dû le voir venir. Comme je lui demandais pourquoi il lui importait tant que Catilina fût poursuivi ou non, il me répliqua sur un ton cinglant :
— Parce que, tête de linotte, il est illégal de se présenter à une élection quand on fait l’objet d’une accusation. Ce qui signifie que, si les Africains trouvent un champion, s’il y a des poursuites engagées contre Catilina et si l’affaire traîne jusqu’à l’été prochain, il n’aura pas le droit d’être candidat au consulat tant que l’affaire ne sera pas résolue. Ce qui implique que si, par le plus grand des hasards, il était acquitté, c’est moi qui devrais me battre contre lui l’année de mon élection.
Je doute qu’il y eut un autre sénateur à Rome capable de voir aussi loin dans l’avenir — d’empiler autant de « si » et de discerner au sommet des raisons de s’alarmer. Lorsqu’il expliqua ses inquiétudes à Quintus, celui-ci ne manqua pas de les écarter d’un rire :
— Et si tu étais frappé par un éclair, Marcus, et si Metellus Pius pouvait se rappeler quel jour de la semaine cela se passait…
Mais Cicéron continuait de se faire du souci, et il mena une enquête discrète pour savoir où en étaient les délégués africains dans leur recherche d’un avocat capable de les défendre. Cependant, comme il le soupçonnait déjà, les délégués rencontraient beaucoup de difficultés malgré la quantité considérable de preuves témoignant des méfaits de Catilina qu’ils avaient pu accumuler, et le fait que Pius avait soutenu une résolution au Sénat pour réprimander publiquement l’ancien gouverneur.
Personne n’avait envie de s’attaquer à un adversaire aussi dangereux et de risquer de se retrouver flottant sur le ventre à la surface du Tibre en plein cœur de la nuit. Aussi, du moins pour le moment, les poursuites traînaient-elles, et Cicéron fit passer cette question à l’arrière-plan de ses préoccupations. Malheureusement, elle ne devait pas y rester longtemps.
À l’expiration de sa préture, Cicéron avait la possibilité de partir à l’étranger gouverner une province pendant une année. C’était la pratique normale dans la République. Cela permettait d’acquérir une expérience administrative et aussi de remplir ses coffres après les dépenses occasionnées par la campagne. L’ancien préteur rentrait alors à Rome, évaluait la situation politique et, si les choses se présentaient bien, se lançait dans la campagne au poste de consul pour l’été : Antonius Hybrida, par exemple, qui avait de toute évidence contracté d’énormes dettes pour financer ses jeux en l’honneur d’Apollon, partit en Cappadoce pour voir ce qu’il pourrait piller. Mais Cicéron ne suivit pas cette voie et renonça à ses droits sur une province. Tout d’abord, il ne voulait pas prêter le flanc à des accusations montées de toutes pièces, et se retrouver avec un enquêteur de la partie plaignante le suivant pas à pas pendant des mois. Ensuite, il était encore hanté par cette année qu’il avait passée comme magistrat en Sicile, et avait depuis lors détesté s’éloigner de Rome plus d’une semaine ou deux. Il ne saurait y avoir créature plus urbaine que Cicéron. C’était de l’agitation de la rue et des tribunaux, du Sénat et du forum qu’il tirait son énergie, et la perspective d’une année ennuyeuse dans la société provinciale, aussi lucrative qu’elle pût être, en Cilicie ou en Macédoine, lui était une abomination.
De plus, il s’était investi dans quantité de procès, à commencer par celui de Caius Cornélius, ancien tribun de Pompée, accusé de trahison par l’aristocratie. Pas moins de cinq sénateurs patriciens parmi les plus grands — Hortensius, Catulus, Lepidus, Marcus Lucullus et même le vieux Metellus Pius — s’étaient unis afin de poursuivre Cornélius pour le rôle qu’il avait joué dans la défense de la législation de Pompée, l’accusant d’avoir intentionnellement ignoré le veto d’un autre tribun. Devant une telle attaque, j’étais sûr qu’il serait envoyé en exil. Cornélius le pensait aussi et avait déjà fait ses bagages, se tenant prêt à partir. Mais la vue d’Hortensius et de Catulus en face de lui avait toujours inspiré Cicéron, et il sut se montrer à la hauteur de la situation, prononçant pour la défense un discours de clôture des plus efficaces.
— Allons-nous, demanda-t-il, recevoir des leçons sur les droits traditionnels des tribuns de la part de cinq messieurs qui, tous, ont en leur temps soutenu la législation de Sylla qui abolissait précisément ces droits ? Un seul de ces personnages illustres s’est-il avancé pour soutenir le valeureux Gnaeus Pompée quand, à peine élu consul, il a restauré le pouvoir de veto des tribuns ? Demandez-vous finalement ceci : est-ce vraiment un souci tout neuf pour les traditions des tribuns qui leur fait quitter leurs étangs à poissons et portiques privés pour venir devant ce tribunal ? Ou serait-ce plutôt le produit de quelque autre « tradition » plus chère à leur cœur — leur tradition d’intérêt personnel et leur désir traditionnel de vengeance ?
Il continua dans la même veine et, lorsqu’il eut terminé, les cinq plaideurs distingués (qui avaient commis l’erreur de s’asseoir en rangs) semblaient avoir rétréci de moitié, surtout Pius, qui avait visiblement du mal à suivre et gardait la main en cornet contre son oreille tout en se tortillant sur son siège tandis que son bourreau arpentait le tribunal. Ce fut l’une des dernières apparitions du vieux soldat en public avant que le long crépuscule de la maladie s’abatte sur lui. Après que le jury eut voté l’acquittement total de Cornélius, Pius quitta la cour sous les quolibets et les rires moqueurs avec une expression de confusion due au grand âge, que je ne reconnais malheureusement que trop bien sur mes propres traits.
— Bien, dit Cicéron avec une certaine satisfaction alors que nous nous préparions à rentrer, en tout cas, je crois qu’il sait qui je suis, maintenant.
Je ne mentionnerai pas toutes les affaires dont Cicéron s’occupa pendant cette période parce qu’il y en eut des dizaines, toutes entrant dans sa stratégie de rendre le plus de personnes influentes possible redevables pour qu’ils le soutiennent aux élections consulaires, et pour que son nom soit sans cesse présent à l’esprit des électeurs. Il sélectionnait ses clients avec le plus grand soin, et comptait parmi eux au moins quatre sénateurs : Fundanius, qui contrôlait une grosse corporation de vote ; Orchivius, qui avait été préteur en même temps que lui ; Gallius, qui projetait de se présenter à la préture ; et Mucius Orestinus, accusé de vol, qui espérait devenir tribun et dont l’affaire monopolisa le cabinet pendant de nombreux jours.
Je crois que, jamais auparavant, un candidat n’avait abordé le métier de la politique justement comme cela — comme un métier — et, chaque semaine, il y avait réunion dans le bureau de Cicéron pour évaluer les progrès de la campagne. Les participants apparaissaient épisodiquement, mais le noyau dur de la cellule était composé de cinq personnes : Cicéron lui-même, Quintus, Frugi, moi-même et l’élève de Cicéron, Caelius, qui, quoique très jeune (ou peut-être justement parce qu’il l’était), se plaisait à collecter les potins dans toute la ville. Quintus fut une fois de plus directeur de campagne et insista pour présider les séances. Il se plaisait à suggérer, par un sourire indulgent ou un haussement de sourcils occasionnel, que Cicéron, malgré tout son génie, pouvait parfois être un intellectuel farfelu qui avait besoin du bon sens un peu fruste de son frère pour lui remettre les pieds sur terre ; et Cicéron se prêtait à ce jeu d’assez bonne grâce.
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