Voilà que je me laisse emporter à commettre la même faute que les hagiographes, à savoir projeter la lumière déformante de l’avenir sur les ombres du passé. Rapportons simplement que ces deux hommes remarquables, qui n’avaient que six ans d’écart et beaucoup en commun quant à l’intelligence et l’apparence, bavardaient aimablement au soleil lorsque Crassus monta à la tribune et lut la prière familière :
— Puisse cette affaire s’achever bien et heureusement pour moi, pour mes meilleures intentions, pour ma charge, et pour le peuple de Rome !
Puis le vote commença.
Conformément à la tradition, la première tribu à pénétrer dans le parc fut la Suburana. Mais en dépit de tous les efforts de Cicéron depuis des années, ses membres ne votèrent pas pour lui. Ce fut un rude coup, qui suggérait fortement que les agents corrupteurs de Verres avaient mérité leur prime. Cicéron se contenta cependant de hausser les épaules : il savait que beaucoup de personnalités influentes qui devaient encore voter observeraient sa réaction, et il importait d’afficher un masque de confiance. Puis ce fut au tour des trois autres tribus de la cité de voter chacune à leur tour : l’Esquilina, la Collina et la Palatina. Cicéron obtint le soutien des deux premières, mais pas de la troisième, ce qui n’était guère surprenant dans la mesure où il s’agissait certainement de la tribu la plus pro-aristocratique de toutes les communautés romaines. Le score était donc de deux contre deux, soit un début plus serré qu’il ne l’aurait voulu. Les trente et une tribus rustiques commencèrent ensuite à s’aligner, les Aemilia, Camilia, Fabia, Galeria… je connaissais tous ces noms, qui figuraient dans les dossiers de son bureau, je savais quel était le personnage important pour chacune d’elles, qui avait besoin d’une faveur et qui en devait une. Trois sur quatre votèrent pour Cicéron. Quintus s’approcha pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille et, pour la première fois peut-être, il put se permettre de se détendre en constatant que l’argent de Verres s’était de toute évidence révélé plus tentant pour les tribus composées en majorité d’habitants de la ville. Les Horatia, Lemonia, Papiria, Menenia… La journée se poursuivit ainsi dans la chaleur et la poussière. Cicéron s’asseyait sur un tabouret entre les dépouillements, mais il se levait toujours dès que les électeurs passaient devant lui après avoir voté, et il fouillait sa mémoire pour retrouver leur nom, les remercier et saluer leur famille. Les Sergia, Voltina, Pupina, Romilia… Cicéron n’obtint pas le vote de cette dernière tribu, ce qui n’avait rien d’étonnant puisque c’était celle de Verres, néanmoins, au milieu de l’après-midi, il avait gagné le soutien de seize tribus et il ne lui en manquait plus que deux pour obtenir la victoire. Verres n’avait cependant pas encore abandonné et passait encore de groupe en groupe avec son fils et Timarchides. Durant une heure éprouvante, la balance parut pencher de son côté. Les Sabatini ne votèrent pas pour Cicéron, les Publilia non plus. Mais il passa de justesse avec les Scaptia et fut enfin propulsé au sommet par les Falerna, de Campanie du Nord : sur les trente tribus qui avaient voté jusque-là, dix-huit avaient donné leurs voix à Cicéron, et cinq tribus n’avaient pas encore voté. Mais quelle importance ? Il était arrivé au bout de ses peines et, sans que je m’en aperçoive, Verres quitta discrètement le terrain de vote pour aller compter ses pertes. César, dont l’élection au Sénat venait d’être confirmée, fut le premier à se retourner pour serrer la main de Cicéron. Je vis Quintus brandir triomphalement les poings en l’air tandis que Crassus fixait avec colère un point dans le lointain. Il y eut des acclamations de la part des spectateurs qui faisaient eux-mêmes leur décompte, ces fidèles fanatiques qui suivent les élections comme d’autres se passionnent pour les courses de chars — ils appréciaient particulièrement ce qui venait de se passer. Le vainqueur lui-même paraissait stupéfait de sa victoire, mais personne n’aurait pu la contester, pas même Crassus, qui allait devoir la proclamer en essayant de ne pas s’étouffer. Contre toute attente, Marcus Cicéron devenait édile de Rome.
Une grande foule — elles sont toujours plus denses après une victoire — escorta Cicéron du Champ de Mars jusqu’à chez lui, où les esclaves domestiques s’étaient rassemblés sur le seuil de sa maison pour l’applaudir. Même Diodotus, le stoïque aveugle, fit une rare apparition. Nous étions tous fiers d’appartenir à une personnalité si éminente ; sa gloire rejaillissait en effet sur chaque membre de la maisonnée ; notre valeur et notre amour-propre augmentant proportionnellement aux siens. Tullia surgit de l’atrium en s’écriant « Papa ! » et enroula ses bras autour des jambes de son père. Terentia elle-même vint l’embrasser en souriant. Je garde cette image d’eux trois dans ma mémoire — le jeune orateur triomphant, la main gauche posée sur la tête de sa fille et la droite enlaçant les épaules de sa femme visiblement heureuse. La nature accorde au moins ce don à ceux qui sourient rarement : lorsque cela leur arrive, leur physionomie en est transformée, et je vis en cet instant que, malgré toutes ses récriminations contre son mari, Terentia était fière de son intelligence et de sa réussite.
Ce fut Cicéron qui rompit à contrecœur cette étreinte familiale.
— Je vous remercie tous, déclara-t-il en regardant son public tout acquis. Mais l’heure de la fête n’est pas encore venue. Nous ne pourrons célébrer la victoire que lorsque Verres sera vaincu. Demain, enfin, j’ouvrirai le procès au forum, alors prions les dieux pour que, sous peu, un honneur plus grand encore échoie à cette maison. Alors, qu’attendez-vous ? demanda-t-il avant de claquer des mains. Au travail !
Cicéron se retira avec Quintus dans son bureau et me fit signe de les suivre. Il se jeta dans son fauteuil avec un soupir de soulagement et lança ses chaussures au loin. Pour la première fois depuis plus d’une semaine, la tension semblait avoir disparu de son visage. Je supposais qu’il voulait se mettre de toute urgence à la mise en forme de son discours, mais il avait apparemment pour moi d’autres projets. Je devais retourner en ville avec Sositheus et Laurea, et nous devions à nous trois aller voir tous les témoins siciliens pour leur apprendre son élection, vérifier qu’ils tenaient bon et leur donner comme instruction de se présenter le lendemain matin au tribunal.
— Tous ? répétai-je avec étonnement. Tous les cent ?
— C’est bien ça, répondit-il, sa voix ayant recouvré toute sa fermeté. Et dis à Éros d’engager une douzaine de porteurs, des hommes de confiance, pour que toutes les caisses de preuves puissent m’accompagner au tribunal dès demain matin.
— Tous les témoins… une douzaine de porteurs… toutes les caisses de preuves…, répétai-je pour dresser la liste de ses instructions. Mais je n’en aurai pas terminé avant minuit, dis-je, incapable de dissimuler ma stupeur.
— Pauvre Tiron. Mais ne t’en fais pas — nous aurons tout le temps de dormir quand nous serons morts.
— Je ne m’inquiète pas pour mon sommeil, sénateur, répliquai-je avec raideur. Je me demandais seulement quand je pourrais vous aider à rédiger votre discours.
— Je n’aurai pas besoin de ton aide, dit-il avec un petit sourire.
Puis il porta un doigt à ses lèvres pour me prévenir de ne rien dire. Mais comme je n’avais aucune idée du sens de sa remarque, je ne risquais pas de divulguer ses projets et, une fois de plus, je partis dans un état de totale confusion.
Enfin, le 5 août, sous le consulat de Gnaeus Pompée Magnus et de Marcus Licinius Crassus, un an et neuf mois après l’arrivée de Sthenius chez Cicéron, débuta le procès de Gaius Verres.
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