Le lendemain matin, il invita Q. Fabius Sanga à venir le voir. Sanga, vous vous en souvenez peut-être, était le sénateur à qui il avait écrit le jour où l’on avait découvert le corps de l’enfant assassiné, pour demander des informations sur les sacrifices humains et la religion des Gaulois. Sanga avait une cinquantaine d’années et ses investissements en Gaule cisalpine et transalpine l’avaient rendu immensément riche. Il n’avait jamais aspiré à avancer dans la hiérarchie sénatoriale et considérait le sénat ni plus ni moins que comme un endroit où il pouvait défendre ses intérêts financiers. Il était très respectable et pieux, vivait modestement et était, disait-on, très strict avec sa femme et ses enfants. Il ne prenait la parole que lors des débats sur la Gaule et se montrait alors, il faut l’avouer, terriblement ennuyeux : dès qu’il se mettait à parler de la géographie, du climat, des tribus et de tout ce qui concernait la Gaule, il vidait la curie plus vite que n’importe qui.
— Es-tu un patriote, Sanga ? lui demanda Cicéron à l’instant où je le faisais entrer.
— J’aime à le penser, consul, répondit prudemment Sanga. Pourquoi ?
— Parce que je voudrais que tu joues un rôle capital dans la défense de notre république bien-aimée.
— Moi ? s’exclama Sanga, visiblement très inquiet. J’ai des problème de goutte…
— Non, non, rien de la sorte, le rassura Cicéron avec un sourire. Je veux simplement que tu demandes à quelqu’un de parler à quelqu’un d’autre, et puis que tu me répètes ce qu’il aura répondu.
Sanga se détendit notablement.
— Oh, oui, je pense que c’est dans mes cordes. De qui s’agit-il ?
— L’un d’eux est Publius Umbrenus, un affranchi de Lentulus Sura qui lui sert souvent de secrétaire. Je crois qu’il a vécu en Gaule. Tu le connais peut-être ?
— Oui, effectivement.
— Il faut simplement que l’autre personne soit un Gaulois. Je n’ai pas de préférence sur la région de Gaule dont il doit en être originaire. Ce devra être quelqu’un que tu connais. Un émissaire d’une des tribus serait parfait. Un personnage digne de crédit ici, à Rome, et en qui tu as une confiance absolue.
— Et qu’attends-tu de la part de ce Gaulois ?
— Je veux qu’il contacte Umbrenus et propose d’organiser un soulèvement contre l’autorité romaine.
Quand Cicéron m’avait exposé son plan, pendant la nuit, j’avais été saisi d’effroi, et je m’attendais que le rigide Sanga réagisse de même : qu’il lève les bras et peut-être même quitte la pièce furieux en entendant une suggestion aussi monstrueuse. Mais les hommes d’affaires, comme j’ai pu depuis le constater, sont les personnages les moins impressionnables qui soient, bien moins en tout cas que les soldats et les politiques. On peut proposer quasi n’importe quoi à un homme d’affaires, et il acceptera, le plus souvent, au moins d’y réfléchir. Sanga se contenta de hausser les sourcils.
— Tu veux entraîner Sura à commettre un acte de trahison ? demanda-t-il.
— Pas nécessairement de trahison, répondit Cicéron, mais je veux découvrir s’il y a une limite à la scélératesse que ses confédérés et lui sont désireux de commettre. Nous savons déjà qu’ils envisagent allègrement l’assassinat, le massacre, l’incendie criminel et la rébellion. Le seul autre crime odieux qui me vienne encore à l’esprit est la collusion avec les ennemis de Rome — non que je considère les Gaulois comme des ennemis, s’empressa-t-il d’ajouter, mais tu me comprends.
— Tu penses à une tribu en particulier ?
— Non, je te laisse seul juge.
Sanga réfléchit un instant à la question. Il avait un visage rusé. Son nez mince parut remuer. Il le tapota et tira dessus. Il sentait visiblement l’odeur de l’argent.
— J’ai beaucoup d’intérêts commerciaux en Gaule, finit-il par dire, et le commerce repose sur des relations pacifiques. La dernière chose que je voudrais serait de rendre mes amis gaulois moins populaires qu’ils ne le sont déjà.
— Sanga, je peux t’assurer que s’ils m’aident à élucider cette conspiration, lorsque j’en aurai terminé avec cette histoire, ils seront des héros nationaux.
— Et je suppose qu’il y a aussi la question de ma participation personnelle…
— Ton rôle restera rigoureusement secret, assura Cicéron, excepté, bien entendu et avec ta permission, pour les gouverneurs des Gaule cisalpine et transalpine. Ce sont tous les deux de bons amis à moi et je suis certain qu’ils voudront tous les deux reconnaître ta contribution.
La perspective de l’argent fit sourire Sanga pour la première fois de la matinée.
— Bon, les choses étant telles que tu me les décris, il y a bien une tribu qui pourrait faire l’affaire. Les Allobroges, qui contrôlent les cols alpins, viennent juste d’envoyer une délégation au sénat pour se plaindre des impôts prélevés par Rome. Il y a deux jours qu’ils sont arrivés en ville.
— Sont-ils belliqueux ?
— Très. Si je peux leur indiquer que l’on pourrait examiner favorablement leur pétition, je suis sûr qu’ils seront prêts à faire quelque chose en échange…
Après son départ, Cicéron me dit :
— Tu désapprouves ?
— Ce n’est pas mon rôle d’émettre des jugements, consul, répondis-je.
— Oh, mais tu désapprouves ! Je le vois à ta figure. Tu trouves que c’est d’une certaine façon déshonorant de tendre des pièges. Cependant, tu veux que je te dise ce qui est vraiment déshonorant, Tiron ? Ce qui est déshonorant, c’est de continuer à vivre dans une ville qu’on projette de détruire. Si Sura n’a pas d’intentions qui relèvent de la trahison, il enverra paître ces Gaulois. En revanche, s’il accepte de considérer leurs propositions, je le coincerai ! Et alors, je le conduirai moi-même aux portes de la ville pour le jeter dehors avant de laisser Celer et son armée en finir avec lui ! Et personne ne pourra dire qu’il y a là-dedans quoi que ce soit de déshonorant !
Il parlait avec une telle véhémence qu’il faillit me convaincre.
Le procès du consul désigné Licinius Murena, accusé de corruption électorale, commença aux Ides de novembre et devait durer au moins deux semaines. Servius et Caton menaient l’accusation ; Hortensius, Cicéron et Crassus la défense. L’affaire était énorme et se tiendrait au forum, le jury seul réunissant neuf cents personnes. Ces jurés comptaient pour un tiers de sénateurs, un tiers de chevaliers et un tiers de citoyens respectables. Le jury était beaucoup trop important pour être soudoyé, ce qui était le but, mais avec un tel nombre de jurés, il devenait également difficile de prévoir de quel côté il pencherait. La partie plaignante avait un dossier impressionnant. Servius disposait de multiples preuves de la corruption exercée par Murena, qu’il exposa à sa manière sèche de juriste, puis il s’étendit longuement sur le fait que Cicéron avait trahi son amitié en représentant l’accusé. Caton adopta l’approche stoïque et fulmina contre la déliquescence d’une époque où l’on pouvait acheter une charge avec des festins et des jeux.
— N’as-tu pas recherché le pouvoir suprême, l’autorité suprême, le gouvernement même de l’État, en satisfaisant aux sens les plus vils de l’homme, en ensorcelant leur esprit et en les comblant de plaisirs ? tonna-t-il à l’adresse de Murena. Croyais-tu demander une place de souteneur à une bande de jeunes dévoyés ou la domination du monde au peuple romain ?
Murena ne le prit pas bien du tout, et le jeune Clodius, son directeur de campagne, qui resta près de lui jour après jour et s’efforçait de lui remonter le moral avec ses traits d’esprit, eut peine à le calmer. Pour le conseiller dans sa défense, Murena aurait difficilement pu trouver mieux. Hortensius, mal remis d’avoir été écrasé pendant le procès de Rabirius, était déterminé à montrer que le vieux loup n’était pas mort, et il s’amusait bien aux dépens de Servius. Crassus, il est vrai, n’était pas un avocat formidable, mais sa seule présence au banc de la défense suffisait à impressionner. Quant à Cicéron, on le réservait pour le dernier jour du procès, où il devrait se charger du récapitulatif pour le jury.
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