— L’ennemi est là, annonçai-je.
— Combien sont-ils ? demanda Quintus.
— Une dizaine. Peut-être douze.
On frappa un coup sonore à la porte. Cicéron jura.
— S’ils sont décidés à entrer, dit-il, à douze, ils y arriveront.
— La porte les retiendra un moment, assura Quintus. C’est le feu qui m’inquiète.
— Je remonte sur le toit, les informai-je.
Le ciel avait cette fois pris une teinte vaguement grisée, et lorsque je baissai les yeux vers la rue, je distinguai le sombre contour de plusieurs têtes serrées les unes contre les autres devant la façade. Les intrus paraissaient concentrés sur quelque chose. Il y eut un éclair, et tous s’écartèrent alors qu’une torche s’allumait. Quelqu’un dut repérer mon visage pendant que je regardais en bas, car un homme cria :
— Hé, toi, là-haut ! Le consul est là ?
Je m’écartai précipitamment. Un autre homme lança :
— Je suis le sénateur Lucius Vargunteius et je viens voir le consul ! J’ai des informations urgentes à lui communiquer !
Au même instant, j’entendis un fracas et des voix en provenance de l’arrière de la maison. Un second groupe tentait de s’introduire par-derrière ! Je me trouvais à peu près au milieu du toit quand une torche enflammée passa en vrombissant par dessus le bord du parapet. Elle me frôla l’oreille et retomba sur le carrelage, tout près de moi, la poix enflammée se brisant alors pour se fractionner en une dizaine de flammèches. J’appelai à l’aide vers l’escalier, m’emparai d’un gros tapis et parvins à grand-peine à le jeter sur les petits départs de feu tout en piétinant du mieux que je pouvais ceux que je n’avais pas déjà étouffés. À cet instant, une autre torche vrombit dans les airs, s’écrasa sur notre toit et se désintégra, puis il y en eut une autre, et encore une autre. Le toit, qui était constitué de vieux bois ainsi que de terre cuite, se retrouva illuminé comme un champ d’étoiles dans l’obscurité, et je pus constater le bien-fondé des craintes de Quintus : si tout cela durait assez longtemps, l’incendie nous ferait sortir de la maison et ils assassineraient Cicéron dans la rue.
La peur fit naître en moi une sourde fureur. Je saisis la poignée de la torche la plus proche, qui présentait encore une part de poix assez importante, me ruai vers le parapet, visai soigneusement et la précipitai sur les hommes en dessous. Elle atteignit l’un d’eux en plein sur la tête et lui enflamma les cheveux. Pendant qu’il hurlait, je courus en chercher une autre. Sositheus et Laurea m’avaient alors rejoint sur le toit pour m’aider à étouffer les flammes, et ils durent me prendre pour un fou lorsqu’ils me virent me précipiter vers le parapet en hurlant de rage pour lancer une nouvelle torche enflammée sur nos assaillants. Je vis du coin de l’œil arriver dans la rue d’autres ombres munies de torches. Je crus que c’en était fini de nous. Mais soudain, nous parvinrent d’en bas des cris de colère, le fracas du métal contre le métal et des bruits de pas précipités. J’entendis appeler mon nom et, à la lumière jaune d’une torche, je reconnus le visage levé d’Atticus. La rue était envahie par ses hommes.
— Tiron ! Ton maître va bien ? Fais-nous entrer !
Je courus dans l’escalier puis dans le couloir, le consul et Terentia bientôt sur mes talons, puis, avec l’aide de Quintus et des frères Sextus, nous repoussâmes le coffre et déverrouillâmes la porte. Dès qu’elle fut ouverte, Cicéron et Atticus tombèrent dans les bras l’un de l’autre, sous les acclamations et les applaudissements d’une trentaine de chevaliers de l’ordre équestre.
Lorsque le jour fut complètement levé, toutes les voies d’accès à la maison de Cicéron étaient bloquées et bien gardées. Tout visiteur qui désirait le voir, y compris les membres les plus éminents du sénat, devait attendre près du poste de garde que le consul fût informé de son arrivée. Alors seulement, si Cicéron voulait bien le recevoir, je sortais vérifier son identité avant de l’escorter jusqu’à lui. Catulus, Isauricus, Hortensius et les deux frères Lucullus furent tous introduits de cette façon, de même que les consuls désignés Silanus et Murena. Ils venaient informer Cicéron qu’il était à présent considéré comme un héros dans Rome tout entière. On avait fait des sacrifices en son honneur et prononcé des prières de remerciement pour son salut tandis qu’on avait jeté des pierres contre la maison vide de Catilina.
Toute la matinée ne fut qu’une procession de cadeaux et de messages d’amitié apportés sur le mont Esquilin — des fleurs, du vin, des gâteaux, de l’huile d’olive — au point que l’ atrium ne tarda pas à ressembler à un étal de marché. Clodia lui envoya une corbeille de fruits luxuriants en provenance de son verger sur le Palatin. Mais ce présent fut intercepté par Terentia avant qu’il ne soit remis à son époux, et je vis la suspicion assombrir son visage lorsqu’elle lut le message de Clodia ; elle ordonna ensuite à l’intendant de jeter les fruits — de crainte qu’ils ne fussent empoisonnés, prétendit-elle.
Cicéron signa un mandat d’arrêt à l’encontre de Vargunteius et de Cornélius. Les dirigeants du sénat le pressèrent aussi d’ordonner la capture de Catilina, mort ou vif. Mais Cicéron hésitait.
— C’est facile à dire pour eux, expliqua-t-il à Quintus et Atticus après le départ de la délégation, leur nom ne sera pas sur le mandat. Mais si Catilina est tué illégalement sur mon ordre, je devrai affronter des poursuites jusqu’à la fin de mes jours. Et puis ce ne serait là qu’un remède à court terme. Il restera toujours ses partisans au sénat.
— Tu ne suggères quand même pas qu’il soit autorisé à continuer de vivre à Rome ? protesta Quintus.
— Non, je veux qu’il parte — qu’il parte et qu’il emmène sa clique de traîtres avec lui pour rejoindre l’armée rebelle et se faire tuer sur le champ de bataille, de préférence à des centaines de milles de moi. Par tous les dieux, je leur donnerai un certificat de bonne conduite et une garde d’honneur pour les escorter hors de la ville s’ils le veulent — tout, pourvu qu’ils vident les lieux.
Mais il eut beau faire et refaire les cent pas, il n’en trouva pas le moyen, et il finit par décider que la seule chose à faire était de convoquer le sénat. Quintus et Atticus objectèrent tous les deux que c’était trop dangereux : comment pourraient-ils assurer sa sécurité ? Cicéron réfléchit encore et trouva une idée maligne : au lieu de convoquer la chambre dans ses murs habituels, il donna l’ordre de faire transporter les bancs de la curie vers l’autre bout du forum, au temple de Jupiter, le protecteur. Cela présentait deux avantages. D’abord, le temple était situé plus bas que le Palatin et pourrait être plus facilement défendu contre les attaques des partisans de Catilina. Ensuite, ce geste aurait une grande valeur symbolique. D’après la légende, c’était Romulus lui-même qui avait dédié le temple à Jupiter à un moment critique de la guerre contre les tribus sabines. C’était précisément le lieu où Rome s’était rassemblée pour mieux résister aux toutes premières heures du danger : et c’était ici qu’elle se rassemblerait pour affronter la dernière menace, sous la conduite de son nouveau Romulus.
Lorsque Cicéron partit pour le temple, sous la protection rapprochée de ses licteurs et gardes du corps, une atmosphère de terreur véritable s’était emparée de la ville, aussi tangible que la brume grisâtre de novembre qui montait du Tibre. Un silence de mort régnait dans les rues. Il n’y avait pas la moindre acclamation, ni même de huées d’ailleurs : les gens se terraient simplement chez eux. Certains se tenaient tapis à l’ombre de leurs fenêtres, muets, le visage blême, pour regarder passer le consul.
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