— Et bien sûr, il aurait dit que si le gouvernement de César était illégal, toutes les lois qu’il avait décidées devenaient caduques et que nous devrions procéder à de nouvelles élections. Mais alors, j’ai regardé vers la porte, j’ai vu tous ces soldats et je me suis demandé comment nous aurions pu organiser de nouvelles élections dans ces circonstances — c’eût été un carnage.
Cicéron se leva lentement.
— Je ne peux pas parler pour Brutus, Cassius ou Decimus mais, parlant en mon nom propre, comme c’est à l’avantage de la nation, et à la condition que ce qui vaut pour un vaut pour tous, oui, j’accepte que les ordonnances prises par le dictateur soient maintenues.
Il ajouta plus tard :
— Je ne peux pas le regretter, parce que je n’aurais rien pu faire d’autre.
Le Sénat poursuivit ses délibérations tout au long de cette journée. Antoine et Lépide déposèrent aussi une motion pour réclamer que les concessions accordées par César à ses vétérans fussent ratifiées par le Sénat. Vu les centaines de soldats amassés à l’extérieur, Cicéron pouvait difficilement se risquer à s’y opposer. En contrepartie, Antoine proposa d’abolir à tout jamais le titre et les fonctions de dictateur, ce qui fut adopté sans opposition. Une heure avant le coucher du soleil, après avoir pris plusieurs décrets concernant les gouverneurs des provinces, la séance fut levée et nous traversâmes la misère et les fumées de Subure pour gagner le Forum, où Antoine et Lépide firent à la foule qui attendait un compte rendu de ce qui venait d’être décidé. Ces nouvelles furent saluées par des acclamations de soulagement, et la vision du Sénat et du peuple dans une telle harmonie aurait pu suffire à faire croire à la restauration de l’ancienne République. Antoine invita même Cicéron à monter à la tribune, où l’on n’avait plus vu le vieil homme d’État depuis son discours au peuple à son retour d’exil. Pendant un moment, il fut trop ému pour parler.
— Peuple de Rome, commença-t-il enfin en faisant taire l’ovation d’un geste. Après les tourments et la violence non seulement de ces derniers jours, mais de ces dernières années, mettons les griefs et les colères passés de côté.
À cet instant, un rayon de soleil perça les nuages, illuminant au sommet du Capitole le toit de bronze du temple de Jupiter contre lequel les toges blanches des conspirateurs se détachaient nettement.
— Voyez le soleil de la Liberté, qui brille de nouveau sur le Forum romain ! s’écria-t-il, saisissant l’occasion. Qu’il réchauffe l’humanité tout entière — et que ses rayons bienfaisants la guérissent.
Peu après, Brutus et Cassius envoyèrent un message à Antoine comme quoi, au vu de ce qui avait été décidé au Sénat, ils étaient prêts à quitter leur forteresse, mais à la condition que Lépide et lui envoient des otages qui passeraient la nuit sur la Capitole pour garantir leur sécurité. Antoine lut aussitôt le message aux rostres, où il fut applaudi.
— En témoignage de ma bonne foi, dit-il, je m’engage à leur confier mon propre fils… un enfant de trois ans à peine et que j’aime, les dieux m’en sont témoins, plus que n’importe qui au monde. Lépide, ajouta-t-il en tendant la main vers le maître de cavalerie, qui se tenait près de lui, feras-tu de même avec ton fils ?
Lépide ne put vraiment faire autrement que d’y consentir, et l’on alla chercher les deux enfants — un bambin et un jeune garçon de plus de dix ans — avec leurs serviteurs pour les conduire au Capitole. À la nuit tombante, Cassius et Brutus apparurent sans escorte au bas de l’escalier. Cette fois encore, la foule manifesta sa joie, surtout lorsqu’ils serrèrent la main d’Antoine et de Lépide et acceptèrent publiquement leur invitation à dîner en symbole de réconciliation. Cicéron fut lui aussi invité, mais il déclina. Absolument épuisé par les efforts de ces deux derniers jours, il rentra chez lui pour dormir.
À l’aube du lendemain, le Sénat se retrouva au temple de Tellus ; et cette fois encore, j’y accompagnai Cicéron.
Quelle vision étonnante que d’entrer dans le temple et de découvrir Brutus et Cassius assis à quelques pas d’Antoine et de Lépide, et même du beau-père de César, L. Calpurnius Piso. Il y avait beaucoup moins de soldats postés à la porte que la veille, et l’atmosphère était à la tolérance, que teinta même un certain humour noir. Ainsi, lorsque Antoine se leva pour ouvrir la séance, il salua en particulier le retour de Cassius et espéra tout haut que ce dernier ne dissimulait pas un poignard sous sa toge. Cassius lui répondit que non, mais qu’il en apporterait certainement un grand si jamais il venait à l’idée d’Antoine de se prendre pour un tyran. Tout le monde rit.
Plusieurs questions furent traitées. Cicéron proposa une motion pour remercier Antoine de sa politique, qui avait évité une guerre civile ; elle fut adoptée à l’unanimité. Antoine proposa alors une motion complémentaire remerciant Brutus et Cassius pour la part qu’ils avaient prise à maintenir la paix, et cela aussi fut adopté sans objection. Ce fut enfin Pison qui se leva pour exprimer sa gratitude à Antoine d’avoir fourni une garde pour protéger sa fille, Calpurnia, et tous les biens de César, la nuit de l’assassinat.
— Il nous reste encore à décider, poursuivit-il, quoi faire de la dépouille de César et de son testament. Concernant son corps, il a été porté du Champ de Mars à la résidence du grand pontife, où il a reçu les huiles, et il n’attend plus que la crémation. Concernant le testament, je dois informer la chambre que César en a rédigé un nouveau il y a six mois, aux dernières Ides de septembre, dans sa propriété de Lavicum, puis qu’il l’a scellé et confié à la Grande Vestale. Nul ne connaît son contenu. Dans l’esprit d’ouverture et de confiance qui prévaut maintenant ici, je propose que ces deux choses — les funérailles et la lecture du testament — se fassent en public.
Antoine soutint sans ambages la proposition. Le seul sénateur qui se leva pour s’y opposer fut Cassius.
— Il me semble qu’il s’agit là d’une cause dangereuse. Souvenez-vous de la dernière fois qu’il y a eu des funérailles publiques pour un homme politique assassiné : les partisans de Clodius ont mis le feu au Sénat. Nous venons tout juste d’établir une paix fragile : ce serait de la folie de courir un tel risque.
— D’après ce que j’en sais, répliqua Antoine, ceux qui ont laissé délibérément les funérailles de Clodius dégénérer auraient mieux fait de réfléchir.
Il s’interrompit pour laisser place au rire : tout le monde savait qu’il avait épousé, Fulvia, la veuve de Clodius.
— Mais en tant que consul, je présiderai aux funérailles de César, et je peux vous assurer que l’ordre sera maintenu.
Cassius indiqua par un geste emporté qu’il y restait opposé et, pendant un instant, la trêve parut menacée. Puis Brutus se leva.
— Les vétérans de César qui sont en ville ne comprendraient pas que l’on refuse à leur général des funérailles publiques. Et quelle sorte de message cela enverrait-il aux Gaules, qui n’attendent que de se soulever, si nous jetons la dépouille de leur vainqueur dans le Tibre ? Je partage le malaise de Cassius, mais, en vérité, nous n’avons pas le choix. Ainsi, dans l’intérêt de la concorde et de l’amitié, je soutiens la proposition.
Cicéron ne se prononça pas et la motion fut adoptée.
La lecture du testament de César eut lieu le lendemain, un peu plus haut sur la colline, dans la maison d’Antoine. Cicéron connaissait bien l’endroit car c’était là que Pompée résidait avant d’emménager dans son palais dominant le Champ de Mars. Antoine, chargé de vendre aux enchères les biens confisqués des opposants de César, se l’était attribuée pour une bouchée de pain. Elle n’avait pas beaucoup changé. Les fameux éperons des trirèmes pirates, trophée des grandes victoires navales de Pompée, étaient toujours fichés dans les murs extérieurs. Et l’on n’avait guère touché à sa décoration intérieure raffinée depuis l’époque du grand homme.
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