Cicéron travailla à son discours jusque tard dans la nuit. Avant que je n’aille me coucher, il me demanda si je l’accompagnerais au Sénat le lendemain pour prendre des notes. Il se disait que ce serait peut-être la dernière fois qu’il s’exprimerait au Sénat et il espérait que ce serait consigné pour la postérité comme la somme de ce en quoi il croyait concernant la liberté et la République, le rôle apaisant de l’homme d’État et la justification morale de l’assassinat d’un tyran. Je ne prétendrai pas que cette mission me réjouissait, mais naturellement, je ne pouvais pas me défiler.
Sur les centaines de débats auxquels Cicéron avait participé au cours des trente dernières années, aucun ne s’était annoncé plus tendu que celui-ci. Il devait commencer à l’aube, ce qui impliquait qu’il nous faudrait partir à la nuit et marcher à travers les rues endormies — déjà une épreuve en soi pour les nerfs. La séance se tenait dans un temple qui n’avait jamais accueilli le Sénat auparavant, entouré de soldats — non seulement ceux de Lépide, mais aussi beaucoup des vétérans de César les plus endurcis qui, en apprenant le meurtre de leur ancien chef, avaient repris les armes et étaient venus en ville pour le venger de ses assassins et défendre leurs droits. Enfin, après avoir franchi tout un barrage de doléances et d’imprécations et pénétré dans le temple, nous le trouvâmes si bondé que des hommes qui se détestaient et se méfiaient les uns des autres se voyaient contraints de se côtoyer. On sentait que la moindre remarque déplacée pourrait déclencher un bain de sang.
Pourtant, à l’instant où Antoine se leva, il devint évident que les débats ne correspondraient pas du tout aux craintes de Cicéron. Antoine n’avait pas encore quarante ans — bel homme, hâlé, un physique de lutteur que la nature avait façonné davantage pour l’armure que pour la toge. Il avait néanmoins une voix profonde et cultivée, et le ton impérieux.
— Pères conscrits, commença-t-il, ce qui est fait est fait, et je le regrette d’autant plus profondément que César était mon ami le plus cher. Mais j’aime ma patrie plus encore que je n’aimais César, si une telle chose est possible, et nous devons nous laisser guider par ce qui est mieux pour la nation. J’étais hier soir avec la veuve de César, et, au milieu de ses larmes et de sa douleur, Calpurnia, cette femme miséricordieuse, a tenu ces propos : « Dis au Sénat, m’a-t-elle demandé, que dans les affres de ma peine, je ne souhaite que deux choses : que mon époux reçoive les funérailles convenant aux honneurs qu’il a remportés de son vivant, et qu’il n’y ait plus de sang répandu. »
Un grondement d’approbation sonore salua ces paroles, et j’eus la surprise de constater que l’humeur de l’assemblée était davantage en faveur du compromis que de la vengeance.
— Brutus, Cassius et Decimus sont des patriotes tout comme nous, reprit Antoine. Ils sont issus des familles les plus distinguées de l’État. Nous pouvons saluer la noblesse de leur objectif tout en détestant la brutalité de leur méthode. Mon avis est qu’il y a eu assez de sang versé au cours des cinq dernières années. Je propose donc que nous fassions preuve envers ses meurtriers de la même clémence qui était la marque de la conduite politique de César, et que dans l’intérêt de la paix civile, nous leur pardonnions, que nous garantissions leur sécurité et les invitions à descendre du Capitole et à nous rejoindre dans nos délibérations.
Ce fut un vrai morceau de bravoure, mais il faut dire que le grand-père d’Antoine passait auprès de beaucoup, y compris Cicéron, pour l’un des plus grands orateurs de Rome, alors peut-être avait-il cela dans le sang. Quoi qu’il en soit, il installa un ton modéré empreint de noblesse qui prit Cicéron — qui devait prononcer son discours juste après — totalement au dépourvu. Il ne restait plus à ce dernier qu’à le louer pour sa sagesse et sa magnanimité. Le seul point que Cicéron put développer fut l’interprétation qu’avait eue Antoine du mot « clémence » :
— De mon point de vue, la clémence signifie le pardon, et le pardon implique un crime. Or, le meurtre du dictateur a été bien des choses, mais pas un crime. Je préférerais que l’on emploie un terme différent. Vous rappelez-vous l’histoire de Thrasybule, qui, il y a plus de trois cents ans, renversa les Trente Tyrans d’Athènes ? Il promulgua ensuite une loi dite d’amnistie pour tous ses opposants — un concept emprunté à leur terme grec amnesia , qui signifie « oubli ». C’est de cela dont nous avons besoin, d’une grande action nationale, non de pardon mais bien d’oubli, afin que nous puissions rebâtir notre République libérée des inimitiés du passé, dans la paix et la concorde.
Cicéron reçut les mêmes applaudissements qu’Antoine, et une motion fut immédiatement proposée par Dolabella pour offrir l’amnistie à tous ceux qui avaient pris part à l’assassinat et les presser de venir au Sénat. Seul Lépide s’y opposa, non pas, me semble-t-il, par principe — Lépide ne fut jamais un homme de principes — mais plutôt par crainte de voir ses chances de gloire lui échapper. La motion fut adoptée et l’on envoya un messager au Capitole. Pendant la suspension de séance décrétée dans l’attente de son retour, Cicéron vint me rejoindre à la porte. Alors que je le félicitais sur son discours, il me dit :
— Je suis arrivé ici, m’attendant à me faire écharper, et je me retrouve dans un bain de miel. À quel jeu joue Antoine, d’après toi ?
— Peut-être qu’il n’y a pas de jeu. Peut-être est-il sincère.
— Non, répliqua Cicéron en secouant la tête. Il a un plan, mais il le garde secret. Il faut reconnaître qu’il est bien plus rusé que je ne l’aurais supposé.
La séance reprit, et l’on assista davantage à une négociation qu’à un débat. Antoine commença par prévenir que lorsque la nouvelle de l’assassinat parviendrait aux provinces, et particulièrement en Gaule, cela pourrait déclencher une vaste rébellion contre l’autorité de Rome :
— Afin de pouvoir maintenir un gouvernement fort dans cet état d’urgence, je propose que toutes les lois promulguées par César, et toutes les nominations de consuls, préteurs et gouverneurs décidées avant les Ides de mars soient entérinées par le Sénat.
Cicéron se leva :
— Y compris ta propre nomination, je suppose ?
— Oui, y compris la mienne, bien entendu, répondit Antoine avec un premier accent menaçant. À moins que tu n’aies une objection ?
— Et y compris celle de Dolabella comme étant ton collègue au consulat ? C’était également le désir de César, si je ne m’abuse, avant que tu n’y fasses opposition avec tes augures.
Je cherchai Dolabella du regard, à l’autre bout du temple. Il se penchait soudain en avant.
C’était de toute évidence un rude coup pour Antoine, mais il l’accusa tout de même.
— Oui, dans l’intérêt de l’unité, et si telle est la volonté du Sénat : y compris celle de Dolabella.
Cicéron insista :
— Et tu confirmes donc que Brutus et Cassius pourront assurer leur préture et devenir ensuite respectivement gouverneurs de Gaule cisalpine et de Syrie, et qu’en attendant, c’est Decimus qui prendra le contrôle de la Gaule cisalpine avec les deux légions qui lui ont déjà été allouées ?
— Oui, oui et oui.
Il y eut des sifflets de surprise, quelques grognements et des applaudissements.
— Et maintenant, reprit Antoine, tes amis seront-ils d’accord pour que tous les actes et nominations décidés avant la mort de César soient bien confirmés par le Sénat ?
Cicéron me confia par la suite que, avant de se lever pour donner sa réponse, il avait essayé de s’imaginer ce qu’aurait fait Caton.
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