Cicéron fut très troublé de se retrouver dans ce cadre, d’autant plus qu’il dut affronter le visage renfrogné de la nouvelle maîtresse de maison, Fulvia. Elle le détestait déjà quand elle était mariée à Clodius et le détestait plus encore maintenant qu’elle avait épousé Antoine, et ne s’en cachait pas. À l’instant où elle l’aperçut, elle lui tourna le dos avec ostentation et se mit à parler avec quelqu’un d’autre.
— Quelle paire de pilleurs de tombes éhontés ils font ! me chuchota Cicéron. Et c’est bien de cette harpie de se trouver ici. Pourquoi est-elle là, d’ailleurs ? La veuve elle-même n’est pas présente. En quoi la lecture du testament de César regarde-t-elle Fulvia ?
Mais telle était Fulvia. Plus que toute autre femme à Rome — plus même que Servilia, l’ancienne maîtresse de César, qui avait au moins la grâce d’agir dans les coulisses —, Fulvia aimait se mêler de politique. Et en la regardant accueillir les visiteurs les uns après les autres pour les conduire dans la salle où serait lu le testament, j’éprouvai un brusque sentiment d’angoisse : et si elle était le cerveau derrière l’habile politique de réconciliation d’Antoine ? Cela montrerait la situation sous un tout autre jour.
Pison était monté sur une table basse afin que tout le monde pût le voir, puis, avec Antoine d’un côté, la Grande Vestale de l’autre et tous les personnages les plus éminents de la République en face de lui, il commença par présenter le cachet de cire pour bien montrer qu’il était intact. Alors il le brisa et se mit à lire.
Au début, alors que le jargon juridique en noyait le sens, le testament parut tout à fait inoffensif. César laissait l’ensemble de ses biens à tout fils qu’il pourrait avoir après la rédaction du document. Cependant, en l’absence d’un tel fils, sa fortune irait aux trois descendants mâles de feu sa sœur, à savoir Lucius Pinarius, Quintus Pedius et Caius Octavius pour une proportion d’un huitième chacun pour Pinarius et Pedius, et de trois quarts à Octave, qu’il adoptait et qu’il faudrait donc désormais appeler Caius Julius Caesar Octavianus…
Pison s’interrompit et fronça les sourcils, comme s’il n’était pas sûr de ce qu’il venait de lire. Un fils adoptif ? Cicéron se tourna vers moi, plissa les yeux dans un effort de mémoire et prononça muettement « Octave ? » Antoine, lui, avait l’air d’avoir pris une gifle. Contrairement à Cicéron, il sut tout de suite qui était Octave — le fils de dix-huit ans de la nièce de César, Atia — et ce dut être pour lui une amère déception et une surprise complète : je ne doute pas qu’il avait espéré être l’héritier principal du dictateur. En fait, il ne figurait que parmi les héritiers au second degré — c’est-à-dire de ceux qui n’hériteraient que si les premiers héritiers mouraient ou refusaient l’héritage — honneur qu’il partageait avec Decimus, l’un des assassins ! De plus, César gratifiait chaque citoyen romain d’une somme de trois cents sesterces et ordonnait que sa propriété près du Tibre devînt un jardin public.
Tout le monde se retira par petits groupes perplexes et, sur le chemin du retour, Cicéron se montra des plus pessimistes.
— Ce testament est une boîte de Pandore, un cadeau posthume empoisonné, envoyé au monde, qui va lâcher toutes sortes de maux sur nos têtes.
Il ne pensait pas tant à Octave, ou Octavien, comme il faudrait l’appeler, que nul ne connaissait vraiment et qui se présentait comme un intermède sans importance (il se trouvait en Illyrie, et donc même pas en Italie) ; c’était le fait que Decimus soit mentionné, ainsi que les dons accordés au peuple qui le troublaient.
Pendant le reste de cette journée et tout le lendemain, on s’activa au Forum pour les préparatifs des funérailles de César. Cicéron les observait depuis sa terrasse. On construisit sur la tribune aux harangues une chapelle dorée sur le modèle du temple de Vénus victorieuse pour accueillir le corps. On installa des barrières pour contenir la foule. Des acteurs et des musiciens répétaient. Les vétérans de César réapparurent en force dans les rues, en armes, certains n’ayant pas hésité à parcourir cent milles pour être présents. Atticus passa chez nous et reprocha à Cicéron d’avoir laissé organiser un tel spectacle.
— Il faut donc que vous ayez tous perdu la raison, toi, Brutus et les autres.
— C’est facile à dire pour toi, répliqua Cicéron, mais comment aurait-on pu l’empêcher ? Nous ne contrôlons ni la ville ni le Sénat. Ce n’est pas après l’assassinat qu’ont été commises les erreurs cruciales, mais avant… un enfant aurait pu prévoir ce que cela donnerait de se débarrasser de César sans rien projeter pour la suite.
Brutus et Cassius envoyèrent des messages l’informant qu’ils resteraient chez eux pendant toute la journée des funérailles. Ils avaient engagé des gardes et lui conseillaient de faire de même. Decimus s’était barricadé chez lui avec ses gladiateurs et avait transformé sa maison en forteresse. Cicéron refusa de prendre de telles précautions, même s’il choisit prudemment de ne pas se montrer en public. Il préféra me suggérer d’assister à la cérémonie pour lui en faire ensuite un compte rendu.
Cela ne me dérangeait pas. Personne ne me reconnaîtrait. Et puis je voulais y assister. Je ne pouvais m’empêcher d’éprouver en secret une certaine considération pour César, qui, tout au long des années, s’était toujours montré civil avec moi. Je descendis donc au Forum avant l’aube (cinq jours s’étaient écoulés depuis l’assassinat — les événements se précipitaient tellement qu’il devenait difficile d’établir une chronologie). Le centre-ville grouillait déjà de milliers de personnes, hommes et femmes — pas tant la bonne société que les vieux soldats, les pauvres urbains, beaucoup d’esclaves et un gros contingent de Juifs, qui révéraient César pour leur avoir permis le rétablissement des murs de Jérusalem. Je réussis à me frayer un chemin parmi la multitude jusqu’au coin de la Via Sacra que devait emprunter le cortège, et, quelques heures après le lever du soleil, je vis au loin la procession quitter la demeure officielle du grand pontife.
Elle passa juste devant moi, et je constatai avec stupéfaction que tout avait été soigneusement calculé jusqu’au moindre détail : Antoine, et très certainement Fulvia, n’avait rien négligé de ce qui pourrait à coup sûr enflammer les émotions. Vinrent d’abord les musiciens, qui jouaient leurs airs funèbres retentissants ; puis les danseurs habillés en esprits des enfers, qui couraient en hurlant vers la foule et prenaient des poses d’affliction et d’horreur ; leur succédaient les esclaves domestiques et les affranchis, porteurs de bustes de César ; puis, non pas un mais cinq acteurs, qui représentaient chacun un triomphe de César et arboraient tous des masques en cire d’abeille du dictateur, tellement fidèles et vivants qu’ils donnaient l’impression de le voir revenu d’entre les morts dans toute sa gloire et en cinq exemplaires ; alors, porté sur une litière ouverte, vint l’effigie grandeur nature du cadavre, nu à l’exception d’un pagne et exhibant toutes ses blessures, y compris celle au visage, sous forme d’entailles d’un rouge intense dans la chair de cire blanche — ce qui déclencha force exclamations et cris chez les spectateurs, certaines femmes allant jusqu’à s’évanouir ; arrivait enfin, sur un lit d’ivoire, le corps lui-même en grand appareil de pourpre et d’or, porté sur les épaules de sénateurs et de soldats, suivi par la veuve de César, Calpurnia, et sa nièce, Atia, voilées de noir et se soutenant l’une l’autre, accompagnées par leur famille ; Antoine et Pison, Dolabella, Hirtius, Pansa, Balbus, Oppius et tous les plus éminents partisans de César fermaient la marche.
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